#CIV Interview exclusive/Après plus de 4 mois de suspension de salaire sans motif/ Pr Bamba El-Hadji Sawaliho sort de sa réserve : » Voici comment un gourou peut régler le compte à un bureaucrate »
Abidjan, le 13-5-15 (lepointsur.com)-Bamba El-Hadji Sawaliho est professeur titulaire à l’Université Félix Houphouët-Boigny. Il y dirige le laboratoire de chimie organique et de substances naturelles. C’est cet enseignant qui est privé de son salaire depuis le 24 décembre 2014, pour des motifs que les structures administratives ignorent. Votre journal numérique lepointsur.com l’a rencontré. Sans faux-fuyant, il répond à nos questions et interpelle l’Etat sur des cas similaires. Interview…
Professeur, depuis quatre mois, vous êtes privé de salaire. Pouvez-vous nous en dire un peu plus?
Le mercredi 4 mars 2015, lors d’une opération régulière à ma banque, ma conseillère m’informe de la suspension de ma paie mensuelle depuis le 24 décembre 2014. Je saisis les dirigeants de diverses structures officielles pour savoir les motifs éventuels de cette mesure.
Il ressort de mes investigations que l’Université Félix Houphouët-Boigny, les services de ressources humaines des ministères responsables de l’Enseignement supérieur et de la Fonction publique ne disposent d’aucune raison à la rupture du paiement de mon salaire. Par ailleurs, mon dossier virtuel de fonctionnaire présente deux informations importantes.
Ma position au 1er février 2015 indique que « je suis présent et non payé ». Elle précise le motif : « arrêt de solde .» Simplement, elle explicite des données circulaires qui ne m’apprennent rien de plus sur ma sanction. La seconde publicie un acte de suspension de mes émoluments; ce dernier serait signé depuis le 5 janvier 2015. Mes recherches aux archives, aux ressources humaines et au service informatique de la Fonction publique établissent l’inexistence de ce document à ce jour. Dans l’ensemble, l’État ivoirien me prive de salaire pour des motifs que ses structures administratives ignorent.
En dépit de cette suspension, vous n’avez pas marqué un arrêt de travail…
Non, je continue de servir la Côte d’Ivoire. En février 2015, j’ai enseigné la thermodynamique aux étudiants de L1 de CbG1. J’ai introduit mon cours de spectroscopie infrarouge en L3 en avril avant la grève. Je supervise les recherches de mes collègues et d’une doctorante de mon équipe; celle-ci comprend deux maitres de conférences, deux maitres assistants et deux assistantes. Par ailleurs, depuis février, les enseignants, à l’unanimité, m’ont fait l’honneur de me désigner directeur du laboratoire de chimie organique et de substances naturelles. Comme vous le constatez, la suspension de salaire ne constitue point un facteur de démobilisation pour moi. Je servirai ce pays quoi qu’il arrive; cette collectivité m’a payé une bourse de la classe de sixième au doctorat. Je regrette que ce type de décision arbitraire puisse y prospérer en toute impunité.
Vous avez frappé à toutes les portes et votre problème n’a pas pour autant été résolu. Comment expliquez-vous cela?
Je pense que la situation de mon salaire dépasse ma personne. Celle-ci interroge le sens de l’État ivoirien et de son Administration publique. Elle remet en cause les principes fondateurs de ces institutions.
Un pays vise à servir la généralité sociale. Ses populations mandatent ses structures législatives, administratives et juridiques pour réaliser celle-ci. Elles consentent à payer divers impôts; ceux-ci permettent de poursuivre l’atteinte des objectifs collectifs de la société. Simplement, les citoyens emploient un gouvernement et des fonctionnaires pour agir dans le sens de l’intérêt public. Ce rappel de la notion d’un État moderne se justifie au regard du caractère abusif de ma sanction.
Premièrement, ma hiérarchie et moi attendons toujours l’information officielle sur les motifs de la suspension de mes émoluments. Ensuite, les dirigeants de la Fonction publique ignorent eux-mêmes les bases d’une mesure qui relèvent de leurs compétences. Les services des finances mettent en œuvre une décision imaginaire; celle-ci ne repose sur aucun fondement légal. En un mot, mon salaire devient inexistant pour des raisons mystérieuses. Si, à chaque niveau de notre administration, chacun savait qu’il représentait les citoyens, je pense qu’une seule « porte officielle » suffirait pour résoudre ce problème. Pour vous répondre directement, je ne suis pas payé, car je ne vis pas dans une collectivité politique de droit.
Ici, un décideur se substitue au peuple. Il utilise les prérogatives de ce dernier pour régler ses comptes privés. Je ne sollicite aucune faveur particulière. Je demande que l’on me rétablisse mes avantages que la société ivoirienne me concède pour services rendus. Lorsque cela devient impossible, je m’interroge sur la nature profonde de l’État ivoirien en 2015.
Un problème personnel entre vous et votre hiérarchie serait-il à la base de cette tracasserie? Si oui, de quoi s’agit-il exactement?
Ma hiérarchie ne me reproche rien. Je pense que vous pouvez la saisir pour confirmer ce que je vous dis. J’ai pris part à la dernière opération de recrutement des fonctionnaires en 2011. Depuis la réouverture de l’université en septembre 2012, je réalise mes services d’enseignement et de recherche. Je bénéficie chaque année d’heures complémentaires. L’année passée, j’ai participé activement aux jurys du baccalauréat. Bref, ma hiérarchie se peine du sort que je subis injustement.
Pensez-vous que la situation que vous vivez actuellement a un rapport avec le politique?
Oui. Lorsque le salaire d’un agent public disparaît sans aucun fondement administratif, je crois que cela traduit une volonté de démonstration de force politique. Cet abus signifie qu’un gourou peut se confondre à la puissance publique pour régler le compte à un bureaucrate. Il constitue un déni des droits de la personne pour les fins privées d’un décideur qui détient des ressources exorbitantes de pouvoir. Sinon, il devient difficile de comprendre qu’une structure officielle tente de clochardiser un fonctionnaire. Pour cela, ses responsables retiennent ses émoluments. Ils entravent l’exercice de ses droits que la société lui reconnait. De surcroit, il n’existe aucune disposition légale qui permet à une autorité quelconque de suspendre le salaire d’un fonctionnaire pendant quatre mois sans aucune explication. Dans ces conditions, mon sort constitue une sanction politicienne.
Mes informations indiquent que je dois avoir un problème particulier avec des décideurs de la Fonction publique ivoirienne. Je réalise mes charges officielles en qualité de professeur titulaire; mon salaire disparait; ce ministère demeure incapable de me fournir un « simple » document administratif pour justifier cette mesure depuis quatre mois. Au demeurant, je ne reçois aucune notification. Par ailleurs, le non-sens caractérise mon dossier virtuel.
Quoiqu’au recensement général des fonctionnaires de 2011, j’ai renseigné ma situation professionnelle, ce support présente des erreurs sur mon grade, ma date de premier service, etc. ; seul mon numéro de cellulaire reste valide. Ensuite, celui-ci m’attribue une position extraordinaire.
Je suis présent et non payé. Il mentionne également le motif de ce traitement inhumain : « Arrêt de solde. » Du charabia! Tout cela me donne le sentiment d’une manipulation anormale des informations de mon dossier. Pour moi, il s’agit d’un abus d’autorité. Autrement dit, je suis victime d’une supercherie dont j’ignore les auteurs.
Avez-vous foi que cette situation qui perdure trouvera une issue heureuse?
Je pense que ces pratiques abusives traduisent les comportements de dirigeants qui méprisent l’intérêt public. Elles dérivent également de quelques personnes qui assimilent leurs désirs à la généralité sociale. Cette minorité d’incompétents ne peut prospérer toujours dans une institution qui se focalise essentiellement sur la réalisation de celle-ci. Le secteur officiel ivoirien se compose de responsables qui placent la justice au cœur de l’action publique. Je compte sur ceux-ci pour me rétablir dans mes droits.
Quelle place occupe la recherche dans la vie sociopolitique ivoirienne?
La recherche vise à produire des connaissances inédites; celles-ci contribuent à résoudre les problèmes sociétaux. Simplement, elles renforcent les capacités des institutions et des citoyens ivoiriens en matière d’innovation sociale. Dans ce sens, la performance de cette activité reste en deçà de ses potentialités. Cette inefficience découle de son statut marginal dans l’action publique ivoirienne.
La recherche universitaire constitue un maillon essentiel de celle-ci. La loi qui organise les universités demeure muette sur la mise en œuvre de ce volet académique. Autres maux, ses activités opérationnelles sont informelles dans le dispositif légal de ces institutions. Dans ce sens, leurs financements reposent sur les efforts personnels et la capacité imaginative des enseignants. Ses laboratoires souffrent de l’absence de matériels et d’équipements indispensables au déploiement d’une découverte de qualité. Simplement, la production de connaissances découle du système de débrouillardise des chercheurs. Naturellement, cela est regrettable.
Les universités se composent de ressources humaines chevronnées. Celles-ci contribuent au progrès scientifique mondial. Les excellents résultats des contingents ivoiriens aux différents concours du Conseil africain et malgache de l’Enseignement supérieur attestent de cette performance. Cependant, je crois que la recherche universitaire peut renforcer son efficience si les autorités comprennent que le développement d’une nation repose sur sa capacité d’innovation.
Dans ce sens, je souhaite que le gouvernement ivoirien traite ce secteur essentiel comme un pilier de sa stratégie d’émergence. Pour ce faire, il adopte des politiques qui favorisent le financement pérenne de ses activités. De plus, l’absence d’imputabilité de ses responsables y accroît la réalisation d’investissements improductifs. Une approche participative et évaluative de la mise en œuvre des projets d’équipements des structures de recherche représente des pistes de rupture de sa gestion informelle et aléatoire.
Un commentaire sur la fronde sociale actuelle, en général, et le secteur de l’éducation, en particulier…
Outre un volet relatif au régime Licence, master et doctorat (LMD), le Plan d’appui à l’Enseignement supérieur de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) de 2009 suggère de renforcer le dialogue social et la gouvernance participative dans les institutions universitaires. Malheureusement, les autorités ivoiriennes se préoccupent essentiellement de généraliser le LMD. Le régime réfute son fondement démocratique; il substitue aux élections des responsables des universités une désignation par le haut. Il justifie ce recul avec des arguties juridiques. Pire, il impose des agents de sa clientèle politique aux dirigeants de ces établissements. Ce faisant, l’incompétence de certains de ces militants favorise des crises inutiles. Je prends l’exemple des salles des travaux pratiques (TP) dans les UFR de sciences expérimentales.
L’État achète du matériel. Il le stocke dans des espaces provisoires au sein de ces établissements. Il y aménage des bâtiments de TP. Toute cette dotation représente plusieurs milliards de FCFA. Les étudiants se mettent en grève au motif que ces infrastructures manquent d’équipements. Autrement dit, les dirigeants demeurent incapables de transférer les ressources acquises dans les salles prévues. Simple question de gestion! Le dialogue social reflète une seconde illusion.
Cet instrument se pervertit dans la multiplicité de réunions et de séminaires; ceux-ci ignorent souvent les partenaires sociaux. Dans ces conditions, les interactions des acteurs visent essentiellement à transférer des informations dans une logique Top Down. Les contraintes de l’ordre hiérarchique favorisent des rapports inégaux; ce faisant, ce dialogue se traduit par des instructions plus ou moins déguisées. Simplement, les universités offrent peu d’opportunités aux collaborations qui permettent d’anticiper les crises. Ce contexte constitue le terreau fertile de celles-ci. La présente fronde s’inscrit dans ce schéma.
Les autorités publiques délibèrent en excluant les partenaires de l’École. Elles se proposent de satisfaire des revendications de ceux-ci. Cependant, la rareté des ressources budgétaires les rattrape; l’inexistence d’un espace d’échanges entrave la diffusion de cette information aux acteurs syndicaux. Ce faisant, la promesse devient une pomme de discorde; elle favorise une incompréhension entre les décideurs et les agents officiels. La logique Top Down (du sommet au bas de la hiérarchie) de la gouvernance accentue cette crise de confiance. Ce schéma reflète la grève actuelle relative à l’amélioration des conditions de vie et au paiement des arriérés. Dans l’ensemble, à l’instar de l’enseignement supérieur, la fronde sociale dans le secteur éducation découle de la gouvernance Top Down des institutions de formation. Elle dérive aussi de la perversion de ce dialogue.
Redoutez-vous une année blanche pendant cette année académique?
Non. Cette situation contrarierait les intérêts des parties prenantes de l’éducation. L’université ivoirienne reflète la persistance d’un système dysfonctionnel. Ses acteurs légitiment sa mauvaise organisation. Dans ce sens, les élites politiques se félicitent; elles achèvent une année supplémentaire. Les dirigeants des établissements et les opérateurs économiques se contentent de mettre en œuvre les budgets. Les enseignants réalisent partiellement les cours. Cependant, ils reçoivent la plénitude des émoluments. Les étudiants obtiennent un diplôme au rabais. Celui-ci couvre difficilement les requis attendus. Les parents d’élèves sont fiers de savoir que les enfants progressent; ils se soucient peu de la valeur de ces parchemins sur le marché de l’emploi. Dans ces conditions, je crois que ces « partenaires » de l’École trouveront les discours et les ressorts pour valider une autre année particulière.
En attendant qu’une solution soit trouvée, quel est votre message à l’endroit des autorités ivoiriennes concernant la situation que vous vivez et que d’autres personnes peuvent vivre aussi?
Je continue de croire au sens public des autorités ivoiriennes. Dans ce sens, je leur recommande de valoriser en permanence la généralité sociale. Pour cela, celles-ci prennent les dispositions pour entraver les règlements de compte. Elles priorisent la pluralité des opinions politiques. Elles refusent les formes d’ostracisme des citoyens. Elles limitent les marges de manœuvre des dirigeants qui se préoccupent de pervertir des positions officielles au profit des bénéfices personnels. Simplement, elles réfutent les fondements des crises sociopolitiques.
Ces dernières fragilisent la cohésion sociale depuis une quinzaine d’années; la Côte d’Ivoire demeure un pays en construction. Ces types abus d’autorité représentent des entraves majeures à l’harmonie au sein de sa société. Ils alimentent les rancœurs; ils retardent le processus de réconciliation. Par ailleurs, cette situation devient une tragédie pour le fonctionnaire qui le subit.
Celui-ci fait rarement face à ses engagements financiers. Son statut l’empêche d’utiliser ses compétences pour avoir des ressources pour vivre. Dans le même temps, on lui refuse son salaire. Cette contradiction traduit une torture morale. Cet usager perd sa dignité; il réalise difficilement ses devoirs parentaux. Le paiement de son loyer et de ses diverses factures représente une énigme permanente. Sa mobilité se réduit de manière drastique; il assure péniblement ses charges publiques. Il renonce aux droits vitaux de sa fonction; le renouvellement de sa carte de mutuelle constitue un leurre. Il devient inéligible à la demande de crédit bancaire. En un mot, il meurt à petit feu dans un environnement insensible aux singularités.
Réalisée par Sériba Koné
kone.seriba67@gmail.com
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