Macky Sall : « Le procès d’Hissène Habré doit montrer qu’il ne doit plus avoir d’impunité en Afrique »
La situation sécuritaire au Mali ainsi que les attaques répétées de la secte islamiste nigériane Boko Haram pèse sur les économies des pays de l’Afrique de l’Ouest. Malgré les performances enregistrées dans cette région, entre 5 et 8 % de prévision de croissance en 2015, les risques d’un ralentissement ne sont pas à écarter. La Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao), dont Macky Sall, est le président exercice depuis le mois de mai dernier, entend concentrer ses priorités dans la lutte contre le terrorisme. Pour le chef de l’Etat sénégalais, invité des 15es Rencontres économiques d’Aix-en-Provence du 3 au 5 juillet, l’une des voies pour y arriver est de parachever le processus d’intégration régionale en Afrique de l’Ouest. Dans l’entretien qu’il a accordé au Monde Afrique, Macky Sall s’exprime également sur la manière dont les pays africains pourraient mobiliser davantage de ressources pour financer leur développement.
Vous avez pris la tête de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest en mai, quel est le chantier prioritaire dans la région ?
Les priorités de la Cédéao sont malheureusement d’ordre sécuritaire. Nous allons renforcer nos moyens, y compris militaires, pour repousser la menace terroriste. Déjà, 3 000 soldats sénégalais sont engagés dans la lutte contre Boko Haram et pour la paix au Mali. L’une des manières de faire face au danger terroriste est de parachever le processus d’intégration économique de l’Afrique de l’Ouest. Dans ce sens, l’une des urgences est de parfaire le tarif extérieur commun devant faciliter la circulation des marchandises entre les Etats. 13 pays sur 15 l’ont déjà signé et adopté. Par ailleurs, depuis plus de dix ans, nous avons un passeport commun. Il s’agit aujourd’hui de finaliser le chantier de la carte nationale d’identité commune.
Malgré la croissance économique, les disparités demeurent : le taux de chômage des jeunes est de l’ordre de 12 % au Sénégal, par exemple. Comment résoudre cette situation ?
Le parachèvement du processus d’intégration régionale est précisément une solution pour réduire ces disparités. Cela implique aussi de développer les infrastructures pour relier nos pays, afin que les échanges commerciaux se fassent d’abord au sein de la Cédéao. C’est un paradoxe qu’il soit plus facile pour de nombreux pays africains, encore aujourd’hui, de devoir passer par l’Europe pour être reliés à d’autres pays africains. L’accord de libre-échange qui a été signé récemment par 26 pays doit aller plus loin. L’objectif est que dans deux ans, la zone de libre-échange continentale soit une réalité. Seuls 11 % à 13 % des échanges commerciaux en Afrique se font entre les pays du continent. Il faut monter ce chiffre à 40 à 50 % au moins en faisant converger les zones économiques des autres sous-régions (Afrique du Nord, Sadec, Cemac, Afrique de l’Est). La volonté politique est là, et la détermination du secteur privé aussi. De toutes les manières, l’Afrique est condamnée à devenir un vaste marché commun.
Où en est le Plan Sénégal émergent que vous avez lancé en février 2014 ?
Nous devons poursuivre nos efforts, mais les premiers résultats sont satisfaisants. L’ensemble des financements nécessaires à la mise en œuvre de la première phase, nécessite 20 milliards de dollars d’investissements prioritaires sur cinq ans. En seulement quinze mois, nous avons pu mobiliser 6 milliards de dollars. Cela témoigne de la confiance de nos partenaires. Mais cela veut surtout dire que nos efforts internes produisent des effets, puisque plus de 50 % sont financés par nous-mêmes, à partir de nos recettes internes. Ce qui amène un changement dans la dépense publique au Sénégal, une meilleure gestion des régies financières, un recouvrement plus efficace, une réduction des budgets de fonctionnement afin de pouvoir augmenter la part des investissements publics dans le capital. Ce n’est qu’ainsi que nous pourrons devenir moins dépendants de l’aide internationale. Si nous poursuivons ce processus, je suis convaincu que dans cinq ans nous pourrions nous passer de cette aide.
La conférence d’Addis Abeba sur le financement du développement s’ouvre le 16 juillet, en Ethiopie. Y a-t-il d’ores et déjà une piste à privilégier lors de ce débat ?
L’Afrique a clairement identifié trois priorités : les infrastructures ferroviaires et routières, l’énergie et l’agriculture, qui doit être modernisée et dont la productivité doit être augmentée. L’Union africaine a validé un programme de développement des infrastructures (PIDA) qui concerne 16 projets sur le continent pour un montant de 68 milliards de dollars entre 2012 et 2020. Cela nécessite une mobilisation des ressources publiques mais aussi privées. Le sommet sur le financement du développement devra répondre à la manière dont on pourrait mobiliser ces financements. Il ne faudra pas y aller juste pour faire de la philosophie abstraite sur le développement. Les pays occidentaux ont pris des engagements depuis la conférence de Monterrey. Il faut qu’ils les respectent. Bien sûr, les pays africains doivent travailler à plus de transparence dans la gestion de leurs ressources. L’une des clés étant, par exemple, une lutte acharnée contre l’évasion fiscale sur qui représente plus que les 68 milliards de dollars nécessaires au programme PIDA.
Dans le financement du développement, il y a aussi la question du financement du changement climatique. L’Afrique doit-elle payer autant que les autres alors qu’elle pollue moins et souffre le plus des effets des changements climatiques ?
Les pays africains ont toujours payé pour les autres. Il est temps que la solidarité fonctionne dans les deux sens. L’Afrique pollue moins, peut-être en raison de son niveau de développement. Mais ceux qui polluent plus doivent faire plus d’efforts dans les fonds d’adaptation qui permettront à la planète de faire face aux effets des changements climatiques. Dans ce sens, la Conférence sur le climat de Paris, en décembre, doit être une occasion pour les grands pays développés de prendre des engagements concrets, tangibles et palpables.
Parmi de nombreuses autres raisons, les changements climatiques influent aussi sur les flux migratoires. Que faites-vous pour éviter les drames que l’on voit en Méditerranée ?
Au Sénégal, nous développons des incubateurs pour aider les jeunes en milieu urbain à trouver du travail dans de nouveaux métiers, particulièrement dans l’informatique et le numérique. Mais l’une des solutions est de fixer les jeunes dans les terroirs, qui sont les foyers d’émigration. J’ai lancé un programme dans ce sens qui a déjà permis la création de près de 5 000 emplois agricoles dans le sud et le sud-est du Sénégal. Nous venons d’avoir un financement de la Banque islamique de développement de près de 60 millions de dollars pour encore 15 000 à 20 000 jeunes. C’est un modèle qui, développé à l’échelle nationale voire africaine, pourrait donner un contenu nouveau à l’agriculture et offrir des conditions minimales de vie à nos jeunes afin d’éviter qu’ils aillent mourir en Méditerranée. Bien sûr, il faudra d’autres investissements publics : l’électrification des villages, les infrastructures, la santé, l’éducation. Mais là aussi, l’Europe doit apporter sa contribution avec toutes les garanties de transparence. L’Afrique a plus que jamais besoin de capitaux et elle a trop donné par le passé. Il est temps que la solidarité internationale agisse véritablement.
Le procès d’Hissène Habré s’ouvre le 20 juillet à Dakar. Votre prédécesseur, Abdoulaye Wade, n’a jamais souhaité que l’ancien président tchadien soit jugé au Sénégal ni extradé en Belgique comme cela avait été demandé un temps. Y avait-il une raison à cela ?
Je parlerai de ce que je fais. Quand j’ai été élu président de la République, j’ai décidé de ne pas donner suite à la demande d’extradition d’Hissène Habré vers la Belgique. En tant qu’Africain, il ne me paraissait pas cohérant d’extrader un ancien chef d’État africain vers un pays européen. Mais il fallait organiser un procès juste et équitable, surtout que le Sénégal avait reçu un mandat de l’Union africaine pour le faire. C’est ce à quoi je me suis attelé. Nous avons mis en place le cadre, en créant une chambre africaine dans les juridictions sénégalaises grâce à un accord avec l’Union africaine. Cela a pris trois ans, mais c’était nécessaire pour s’assurer que les principes universels du droit seraient respectés. Maintenant, il appartient à la cour de se réunir. Dans tous les cas, ce procès doit montrer qu’il ne peut plus y avoir d’impunité. Quel que soit le pays où l’on réside, on doit pouvoir répondre de ses actes.
Source : Le Monde Afrique