En Syrie/ Les exilés de Maaloula se sentent trahis
Le 14 septembre 2013, à Maaloula. La ville est depuis le 2 décembre sous le contrôle des rebelles. (Andrey Stenin / RIA Novosti)
Début décembre, les rebelles syriens se sont emparés du village de Maaloula. La rupture, en septembre, du pacte de non-agression entre l’armée et les insurgés a laissé des traces chez les habitants réfugiés à Damas.
« Jamais, je n’aurais imaginé ça », soupire Atallah Shammis, assis sur un matelas, dans une chambre du couvent de l’ordre des basiliens du Très-Saint-Sauveur, à Bab Touma, le quartier chrétien de la vieille ville de Damas.
Le 7 septembre 2013, Atallah, sa femme et leurs quatre enfants quittaient Maaloula avec quelques valises, en direction de la capitale. Ce jour-là, 421 familles chrétiennes et une centaine de familles musulmanes du village rejoignaient la cohorte des déplacés syriens.
Chacun s’est casé là où il pouvait, en fonction de ses moyens et de la solidarité familiale ou communautaire. La plupart, dans la capitale syrienne et ses banlieues de Jaramana et Doueilaa, d’autres dans des localités du Qalamoun ou au Liban. « Après l’attentat-suicide du 4 septembre, explique Atallah, l’armée nous a dit d’évacuer nos maisons pour quelques jours, le temps d’achever sa contre-offensive. Tout le monde est sorti et nous ne sommes toujours pas revenus. »
Village fantôme
Que s’est-il passé à Maaloula, le village chrétien niché dans les contreforts de la chaîne du Qalamoun, à environ 60 km au nord de Damas ? Jusqu’au 4 septembre, ce lieu de sainteté et de mémoire échappe à la tourmente qui secoue le pays. Ce jour-là, autour de 5 heures et demie du matin, Abou Haytham Al Urduni, un combattant originaire de Jordanie, actionne sa bombe devant le point de contrôle à l’entrée de Maaloula.
Une dizaine de soldats et de miliciens loyalistes trouvent la mort dans l’explosion. Contre l’avis des combattants locaux, des membres des brigades islamistes – Jabhat Al-Nusra, Harakat Ahrar Al-Sham, Liwa Tahrir Al-Qalamoun –, montés à bord d’une vingtaine de pick-up, occupent brièvement le village avant de se replier partiellement, le 6 septembre, sur les hauteurs du village vers l’hôtel Al-Safir.
Le 7 septembre, l’armée, renforcée par des milices loyalistes, lance une opération pour reprendre la localité. Les rebelles parviennent à la repousser et réinvestissent Maaloula le 8 septembre en commettant de nombreuses exactions. Trois jeunes chrétiens sont sauvagement assassinés.
Chassés une nouvelle fois par l’armée, à la mi-septembre, les rebelles reprennent le 2 décembre le contrôle de la totalité du village fantôme, déserté par la population. Douze religieuses, restées dans le monastère grec-orthodoxe de Mar Takla, sont transférées par des rebelles à Yabroud, principale ville des montagnes du Qalamoun près de la frontière libanaise.
Manipulation du régime ?
Dès le début, plusieurs théories du complot ont circulé. L’entrée des insurgés à Maaloula répondrait à des objectifs militaires, permettant aux rebelles de resserrer l’étau autour de Damas et de menacer l’autoroute Damas-Homs, une voie stratégique pour le ravitaillement des troupes du régime.
D’autres y ont vu une manipulation du régime qui aurait délibérément réduit les effectifs postés à l’entrée de Maaloula, incitant les rebelles à pénétrer dans le village chrétien, une diversion bienvenue au plus fort de la crise consécutive aux attaques chimiques dans la région de Damas.
« Après l’entrée des rebelles, le régime a utilisé l’affaire à des fins de propagande mais ce sont d’abord les groupes armés qui ont cherché à marquer des points. Si l’armée et ses supplétifs avaient pu libérer Maaloula, ils l’auraient fait mais cela s’est révélé difficile et coûteux, au moment où l’armée cherchait à reprendre la région du Qalamoun, base arrière des insurgés », affirme Basil Dahdouh, ancien député indépendant. « Les forces loyalistes ont essuyé de lourdes pertes, 31 morts dont un colonel et un lieutenant. »
« Emir » de Maaloula
« Nous ne pensions pas à un tel scénario », répète Atallah, 51 ans, ruminant le coup du destin qui l’a arraché à son village. La menace planait pourtant depuis quelques mois au-dessus de la bourgade. En février 2013, une cinquantaine de combattants locaux s’installent à l’hôtel Al-Safir, édifié sur la falaise qui surplombe le village.
Leur chef, Imad Dyab, appartient à une influente famille musulmane de Maaloula. Originaires de Khatab au sud d’Alep, les Diyab sont les premiers musulmans à s’installer dans le village chrétien, en 1800, sous l’égide des Ottomans. Imad Dyab est un cousin de cheikh Mahmoud Diyab, imam sunnite et député au Parlement, qui a joué plusieurs fois les intermédiaires dans des affaires d’enlèvements de chrétiens.
Comment cet ex-chauffeur de taxi et contrebandier a-t-il basculé dans la lutte armée en s’autoproclamant « émir » de Maaloula ? « Sans doute l’argent, un financement externe », avance Antoinette Taalab, sœur d’Antoun Taalab, un des trois « martyrs » tués par les rebelles, avec son cousin Michael Taalab et le neveu de ce dernier, Sarkis Zakhem.
« Les rebelles de l’hôtel Al-Safir étaient des enfants de Maaloula »
Toujours est-il que pendant environ six mois, en vertu d’un accord tacite, l’armée et les rebelles évitent les affrontements. Entre les opposants perchés sur les hauteurs et le barrage de l’armée en contrebas, la population vit six mois dans une sorte de no man’s land.
« Les rebelles de l’hôtel Al-Safir étaient des enfants de Maaloula », poursuit Antoinette, une ancienne employée de l’hôtel Al-Safir. « Quand ils descendaient au village acheter de la nourriture et du mazout, ils nous disaient qu’ils nous protégeaient d’une éventuelle attaque des autres groupes armés. Jusqu’à l’attentat-suicide du 4 septembre, leurs familles continuaient à vivre avec nous. Ces gens nous ont trahis. Les responsables de Maaloula ont été trop bons avec eux. »
Comme en 1925, quand des insurgés avaient tenté d’assiéger le village, au temps du mandat français, des chrétiens mettent en cause la loyauté de certains habitants musulmans. L’affaire des douze religieuses de Mar Takla, installées à Yabroud dans la villa d’un homme d’affaires, a réveillé des vieux clivages entre grecs-catholiques et grecs-orthodoxes.
« Cela va être difficile de se réconcilier »
Avant les événements, Maaloula avait accueilli des déplacés musulmans de Douma, un faubourg au nord-est de Damas. Des habitants les accusent d’avoir joué le rôle de cinquième colonne en coopérant avec les rebelles pour faciliter leur entrée. « Au mois d’août, quelqu’un a pris décision de rompre l’accord qui préservait Maaloula », déclare, sans plus de précision, le P. Tawfik Eid, curé de la paroisse grecque-catholique et ancien supérieur du monastère Saint-Serge.
« Le monastère, intouchable de février à août, leur sert aujourd’hui de château. Tout a été pillé et détruit, y compris les icônes des XVIIe et XVIIIe siècles. J’avais fait le choix de tout laisser en place. Jusqu’à la fin, j’ai fait confiance à nos fils d’en haut qui protégeaient le monastère. Il y a eu parmi eux des comportements contradictoires, certains voulaient tuer, décapiter et convertir, d’autres ont protégé des habitants. Le village est devenu un champ de bataille, ils ont cassé et détruit tout ce qui était chrétien, mais c’est difficile de savoir qui est responsable. Si j’avais eu connaissance de l’existence d’un chef dans le Qalamoun, je serais allé le voir pour lui demander d’épargner Maaloula mais on ne sait jamais qui commande qui dans ce chaos. »
L’épisode de septembre a laissé des traces. Chez les déracinés, le soupçon nourrit l’amertume. « Il y a sûrement eu de l’argent, des pressions extérieures, politique ou religieuse », soutient Hanna, 46 ans. « Des familles musulmanes ont rompu le pacte de non-agression. Les Diyab ont changé d’avis en ouvrant le village aux rebelles. Cela va être difficile de se réconcilier. »
A Maaloula, les chrétiens majoritaires… pendant l’été
Maaloula comptait avant la guerre environ 5 000 résidents permanents dont un tiers de musulmans. Les chrétiens (environ 60 % grecs-catholiques et 40 % grecs-orthodoxes) ne sont majoritaires que pendant la saison estivale quand des centaines de chrétiens venus de Damas ou de l’étranger viennent séjourner dans leur village d’origine. L’hiver, les musulmans et les vieux sont les plus nombreux.
À la fin des années 1980, du fait de l’émigration des chrétiens, les musulmans ont fini par représenter un poids démographique important, développant chez les chrétiens un sentiment croissant de perte de vitesse et d’inquiétude. Une partie des habitants parle encore l’araméen. La langue liturgique usuelle est l’arabe.
A lire : Maaloula (XIXe -XXIe siècles). Du vieux avec du neuf : histoire et identité d’un village chrétien de Syrie, de Frédéric Pichon, Presses de l’Institut français du Proche-Orient, Beyrouth, 2010.
Source lacroix.com