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[Cuisine/Découverte] Voici l’incroyable histoire de la fourchette


Dans le cadre de notre série d’été consacrée aux objets du quotidien, zoom sur la fourchette. En argent ou inox, mais aussi en plastique et même en amidon de maïs, ce couvert a une histoire qui mélange rois et reines, pas mal de mythologie et une pointe de misogynie.

Poser une fourchette pointes vers le bas, sur la nappe, ou vers le haut ? Question futile pour certains, mais essentielle pour ceux qui veulent dresser une belle table, elle illustre bien l’évolution d’un objet incontournable auquel on ne prête pas beaucoup attention. Jusqu’au moment où on se retrouve face à une assiette dépourvue de couverts.

Cette histoire de pointes de fourchette n’est pas un secret pour les experts des arts de la table, qui parlent d’un placement « à la française » ou à « l’anglaise », une tradition qui daterait de la Renaissance, quand les grandes familles gravaient leurs armoiries sur les couverts et voulaient les montrer lors des repas. Comme en France ces gravures se faisaient presque systématiquement sur le dos du manche des couverts, tandis qu’en Angleterre les armoiries étaient gravées sur la face du manche, le placement changeait selon le type de service de table choisi.

Mais l’histoire de la fourchette va bien au-delà d’une affaire de pointes sur la nappe. L’une des légendes les plus répandues concernant cet ustensile l’associe à une contrainte liée à la mode et aux vêtements. On dit qu’au XVIe siècle, le roi Henri III, fils de Catherine de Médicis, après une visite en Italie, le pays natal de sa mère, découvre qu’à la cour de Venise, on se sert d’une « petite fourche » – d’où le nom « fourchette » – pour saisir les aliments. De retour en France, le roi commence à utiliser cet accessoire lors des repas. Pour lui, au-delà de la beauté du geste, cet objet, avec deux pics et un long manche, aurait une fonction pratique : lui permettre de manger sans salir ses fraises, nom donné aux grands cols très à la mode chez ces gens bien nés de l’époque. « Quelque étrange que cela puisse sembler, si nous mangeons avec des fourchettes, c’est parce que nos ancêtres eurent des cols immenses », écrivait en 1888, avec un brin d’ironie, l’historien de l’art Henry Havard dans son Dictionnaire de l’ameublement.

Ça, c’est pour la légende. En réalité, l’usage de la fourchette remonterait à l’Antiquité, puisque les Égyptiens utilisaient déjà des crocs en métal, dont la forme faisait penser à une fourchette, pour attraper les aliments dans les chaudrons. Mais une fois à table, c’était surtout avec les doigts que l’on se servait.

La fourchette du diable  

« À la fin du Moyen Âge, on mangeait avec les mains, quelle que soit sa condition sociale », nous rappelle Patrick Rambourg, historien des pratiques culinaires et alimentaires. « Il existait, malgré tout, des petites fourchettes à fruits confits, notamment pour certaines reines », nous explique l’expert.

Si on remonte dans le temps, on retrouve des références aux fourchettes dès l’Empire sassanide, en Iran, à partir du IIIe siècle. Certains disent que cette fourchette sassanide, avec deux pointes, aurait migré vers l’ouest grâce à l’Empire byzantin, jusqu’à son arrivée en Italie, où l’ustensile apparaît, dans le sud de la botte, à partir de l’an mil. Des écrits évoquent d’ailleurs le nom de Theodora Anna Doukaina, une princesse byzantine mariée à Domenico Selvo, un doge de Venise, qui aurait pu être derrière cette « migration » de la fourchette. Elle est décrite comme une femme qui « ne touchait pas ce qu’elle mangeait avec ses mains » et qui serait morte punie par les dieux, selon la légende, en raison de ses caprices, parmi lesquels le fait d’utiliser « la fourchette du diable », expression employée à cause de la forme de l’ustensile.

Un objet « féminin » 

Plusieurs historiens contestent ces versions des faits. Mais indépendamment de qui a véritablement apporté ce couvert en Occident, « la fourchette était perçue comme un ustensile féminin », nous rappelle Patrick Rambourg. C’est pour cette raison que Henri III, qui a bien essayé d’imposer cet objet dans la cour française, a été source de nombreuses moqueries. Le roi, qui faisait déjà parler de lui en raison de la proximité qu’il entretenait avec ses mignons, devient, à cause de cette mode culinaire « féminine » qu’il importe d’Italie, la cible de plusieurs commentaires teintés d’homophobie et de misogynie si l’on regarde rétrospectivement. D’ailleurs, « quand Henri III va être assassiné, Henri IV, qui veut se montrer un roi viril, ne va pas adopter la fourchette et va continuer à manger avec ses doigts », souligne Rambourg.

Alors, la fourchette ne va se populariser qu’au XVIIIe siècle, quand la bourgeoisie l’adopte petit à petit. Puis au XIXe siècle, grâce à la galvanoplastie, une technique de traitement de surfaces, on apprend à recouvrir un métal ordinaire d’une couche fine d’or ou d’argent par bain électrochimique, rendant l’objet un peu plus accessible à ceux qui n’avaient pas les moyens de s’offrir un service en argent massif. Une différence que parfois seuls les yeux aguerris reconnaissent, puisque les pièces en argent massif sont marquées en France par un discret poinçon en forme de tête de minerve.

De l’orfèvrerie à l’industrialisation

C’est le bijoutier français Charles Christofle qui, en 1842, dépose un brevet de métal argenté, qui va faciliter la reproduction, mais aussi l’entretien des pièces. « Plus solides et moins nocives que les techniques traditionnelles, l’argenture et la dorure électrolytiques permettent de fabriquer une orfèvrerie en tout point semblable à l’orfèvrerie massive », nous explique la maison Christofle, l’un des grands noms de l’art de la table d’exception, qui a été le fournisseur officiel du Second Empire et qui, encore aujourd’hui, propose des couverts en argent massif pour les grandes occasions.

Fourchette du modèle Infini, crée en 2022 par la maison Christofle, et fourchette coupante à melon, créée par Charles Rossigneux en 1876. © Christofle

Mais depuis, les choses ont bien changé et l’industrialisation a éloigné un peu les couverts de l’orfèvrerie. Surtout lorsqu’un autre Français, Guy Degrenne, a eu l’idée de récupérer l’acier des chars détruits pendant la Seconde Guerre mondiale pour mettre au point, dès 1948, des couverts en inox qui rendent possible leur reproduction presque à l’infini et à moindre coût.

Puis, le plastique est arrivé à la table de manière décomplexée, pour le bien des repas frugaux entre deux rendez-vous, des goûters d’anniversaire pour les enfants ou des pique-niques sur les aires de repos au bord de la route. Jusqu’à ce qu’on se rende compte que ces objets n’avaient, certes, pas besoin d’être astiqués comme les couverts en argent massif, mais restaient dans la nature pendant des années une fois jetés. De solution pratique, l’invention est devenue un danger pour l’environnement, à tel point que l’on plaide pour sa disparition en France d’ici à 2040.

À la place, les plus écolos se baladent déjà avec leurs modèles en bois et même en amidon de maïs, jetables et biodégradables, qui se présentent comme la solution de l’avenir, mais qui feraient certainement sauter de son trône Henri III.

Source : Rfi

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