Politique

Côte d’Ivoire : le bombardement de Bouaké en 2004, dernier secret de la Françafrique


Le 6 novembre, une cérémonie à la mémoire des neuf soldats français morts à Bouaké en 2004 aura lieu à Poitiers. Dix ans après, retour sur les faits grâce aux récentes auditions inédites de l’ancien président ivoirien Laurent Gbagbo et de Gildas Le Lidec, ambassadeur de France à Abidjan au moment du drame.

005112014125028000000016082013164408000000JA2744p046C’était il y a dix ans. Le 6 novembre 2004 en début d’après-midi, deux Sukhoi-25 pilotés par deux Biélorusses, secondés par deux copilotes ivoiriens, décollaient de l’aéroport de Yamoussoukro en direction de Bouaké, fief des Forces nouvelles dans le centre de la Côte d’Ivoire.

Après un premier survol du lycée Descartes, où l’armée française a établi un camp militaire, l’un des deux avions fait feu, tuant neuf militaires et un civil américain, et blessant 38 autres soldats. Le lendemain, Paris détruit l’aviation ivoirienne, provoquant une vague de manifestations antifrançaises à Abidjan dont l’une devant l’hôtel Ivoire, qui est réprimée dans le sang par les forces françaises (une vingtaine de tués selon Paris, au moins 57 selon Abidjan).

Qui a ordonné le bombardement du camp de Bouaké ? Pourquoi et sur ordre de qui ? La responsabilité directe de Laurent Gbagbo n’est pas établie, pas plus que le rôle réel joué alors par les Français. Dix ans plus tard, le mystère demeure presqu’entier. En juillet 2014, la demande de Me Jean Balan, l’avocat de 22 partie civiles, de saisir la cour de justice de la République est rejetée. Pourtant l’instruction, menée par la juge Sabine Kheris, avance. Le 28 avril dernier, elle a auditionné l’ancien président Laurent Gbagbo à La Haye. Le 29 septembre, c’est Gildas Le Lidec, ambassadeur de France à Abidjan au moment des faits, qu’elle entendait. Des témoignages qui permettent de mieux décrypter ce qui reste sans doute l’un des secrets les mieux gardés de la Françafrique. Retour sur les faits, grâce aux documents inédits des auditions de Gbagbo et Le Lidec.

  • Bouaké au cœur des préoccupations de l’armée ivoirienne

En novembre 2004, la présence des Forces nouvelles à Bouaké est une source d’extrême tension au sein de l’armée régulière ivoirienne. « Vers octobre 2003, on m’appelle (pour me dire qu’une) unité de l’armée s’est approchée de Bouaké, où se trouvent les rebelles, sans ordres », déclare Laurent Gbagbo devant la juge, selon le procès-verbal de sa déposition que Jeune Afrique s’est procuré.

« Le ministre de la Défense m’annonce qu’il ne peut les faire changer d’avis et je prends un hélicoptère pour aller dans un village proche de Bouaké avec le ministre pour tenter de trouver une solution. On a discuté et finalement, ils ont accepté de redescendre. Après ça, j’ai parlé aux différents généraux français en leur disant de calmer les rebelles car la pagaille allait arriver. Ils n’ont rien fait. »

Gbagbo encore : « Au bout d’un moment, l’armée s’impatiente. Le ministre de la Défense m’indique que les soldats lui avaient dit qu’ils allaient prendre Bouaké. De surcroit, le drone avait repéré les caches d’armes et voulaient les détruire. Le ministre me donne comme avis qu’il est plutôt favorable à cette action. » Le bombardement de Bouaké sera validé « fin octobre 2004 ». Gbagbo décide d’en informer les « partenaires français », ce qui n’a jamais été démenti par Paris.

  • Un entretien Gbagbo – Chirac « très hard »

Grâce aux diverses auditions conduites depuis l’ouverture de l’enquête, on savait déjà que la France avait fait pression sur Gbagbo pour qu’il renonce à ce projet. Gildas Le Lidec et le général Poncet, patron de la force Licorne, le lui demandent expressément le 2 novembre 2004. À la fin de leur entretien, l’ancien ambassadeur de France demande une nouvelle fois à Gbagbo de reporter l’offensive. « Il m’a répondu qu’il ne pouvait pas car il avait une forte pression des militaires. Je lui ai conseillé de faire une annonce à la télé, il n’était pas d’accord. »

Notre entretien a été très hard. Je ne sais pas qui a raccroché le premier mais ça été très hard.

LAURENT GBAGBOAncien président ivoirien

Pourtant, le soir-même à 21 heures, un des conseillers de Gbagbo s’exprime à la RTI. Il demande aux militaires d’être patients et annonce qu’il faut encore négocier. Coup de bluff ? Le Lidec ne se pose pas la question. « J’en conclus que le président était d’accord avec moi et qu’il avait compris », se souvient-il devant la juge.

Le lendemain, le 3 novembre, l’ancien président français appelle Gbagbo. Dans son audition, ce dernier en donne les détails : « Chirac me demande ce que je fais. Il me reproche que mon armée veuille attaquer les rebelles. Je lui dis ‘tu ne trouves pas ça normal ? Des gens qui nous étouffent, qui ne respectent pas les accords ?’ J’ajoute qu’il n’a rien fait pour les désarmer. »

« Notre entretien a été très hard. Je ne sais pas qui a raccroché le premier mais ça été très hard, poursuit-il. J’ai su par la suite que Barnier avait dit que Chirac avait été en dessous de tout et qu’il n’avait pas à me parler comme ça. » Le coup de fil de Chirac a-t-il précipité l’opération de l’armée ivoirienne ? Le Lidec estime en tout cas « qu’il y avait un vrai problème de communication entre les deux hommes. Je pense que l’histoire aurait été différente si Chirac avait plus communiqué avec Gbagbo qui n’était pas anti-français contrairement à ce que l’on disait. »

  • Que faisait la colonne de chars français devant la résidence de Gbagbo ?

Au lendemain du bombardement du 6 novembre, une colonne de blindés français commandée par le général Patrick Destremau arrive de Bouaké et prend position devant la résidence de Laurent Gbagbo, dans le quartier de Cocody. Les partisans de l’ancien président ivoirien accusent la France d’avoir pensé à le renverser. Les militaires affirment qu’ils étaient censés se rendre à l’hôtel Ivoire, et non à l’ambassade de France comme l’avait indiqué Michelle Alliot-Marie, mais se sont trompés de route.

Une version qui laisse l’ambassadeur Le Lidec perplexe. « Je ne comprends pas comment ils sont pu se perdre, ce n’est pas possible », dit-il s’interrogeant aussi sur la raison qui a poussé « une colonne de 30 chars à prendre un petite rue », comme celle qui mène à la résidence de Gbagbo, « opercules (des canons) ouvertes, ce qui est un signe de guerre en langage militaire ».

  • Qui décidait à Paris ?

Comment la crise a-t-elle été gérée à Paris ? Mystère. Les généraux Henri Bentegat et Emmanuel Beht se contredisent sur la tenue ou non d’un conseil restreint de défense comme le veut la Constitution française.

De son côté, Le Lidec semble avoir été tenu à l’écart du processus de décision. Il déclare avoir été informé par Michel De Bonnecorse, chef de la cellule Afrique de l’Élysée, « le 6 novembre à 14h30 » que le président français a ordonné la destruction des deux Sukhoï. Le Lidec s’étonne : « Je me demandais comment un samedi, il (Chirac) peut réagir ainsi aussi vite. Ma deuxième réaction est de dire :’vous êtes complétement fous à Paris, ils vont s’en prendre à la population française’. » De Bonnecorse réaffirme qu’il s’agit d’un « ordre du président ». Quelques heures plus tard, Le Lidec apprendra dans le bureau de Gbagbo que les troupes françaises occupent l’aéroport d’Abidjan…

  • Incontournable De Villepin

Un autre personnage central revient régulièrement dans le témoignage de Laurent Gbagbo. Il s’agit de Dominique de Villepin, alors sous-directeur Afrique au Quai. « On parle d’une cellule élyséenne avant le bombardement. Avez-vous une idée de qui avait une influence sur cette cellule ? » demande la juge à l’ex-président ivoirien. « Toute cette histoire, Chirac l’a sous traitée à Villepin, répond-il. Villepin a dû lui vendre l’idée qu’on pouvait me ‘dégommer’ et une fois que Chirac a accepté, c’est lui qui a fait ce qu’il voulait. »

Le Lidec, lui-même, explique avoir été plus d’une fois « contourné » par les canaux non-officiels utilisés par De Villepin en Afrique – « Il y avait une vingtaine de personnes, comme monsieur Bourgi, c’était un vrai puzzle », relève-t-il.

  • Que savait Gbagbo ?

Le lendemain de l’entretien avec Chirac, soit le 4 novembre – deux jours avant le bombardement – Gbagbo est, dit-il, informé par son chef de cabinet qu »’une opération militaire a été engagée vers Bouaké contre les infrastructures » rebelles. « Le ministre de la Défense m’avait indiqué que l’opération était limitée et serait terminée dans deux jours », précise-t-il à la juge Khéris.

« Le samedi, dernier jour de l’opération, j’étais à mon bureau dans ma résidence. J’écrivais un discours que j’allais lire le soir à la télévision en appelant les rebelles à la discussion et au désarmement. Mon chef d’état-major, Mathias Doué, vient me voir et me dit qu’il y a un problème, qu’il y a eu un bombardement aérien et un Français est mort à Bouaké. Je lui demande un rapport écrit. Il part, je continue à écrire mon discours. » C’est finalement les ambassadeurs français et américain qui annoncent à Gbagbo le bilan définitif.

Gbagbo est dans un état incroyable, il est livide, il tremble. Il n’est pas du tout dans son assiette.

GILDAS LE LIDECAncien ambassadeur de France à Abidjan

À la question « avez-vous eu des échos par la suite de ce qui s’était passé réellement ? », Gbagbo répond : « Je n’ai jamais su mais je pense que Poncet le sait. Je pense que Doué sait quelque chose aussi. D’ailleurs il a fui le pays quand il a été suspendu temporairement. Il n’est revenu qu’en avril 2011 avec Ouattara, après mon arrestation. »

Le Lidec estime également que Gbagbo n’était pas au courant de ce qui allait se passer à Bouaké. D’ailleurs, lorsque ce dernier le reçoit au palais présidentiel le lendemain du bombardement, il « est dans un état incroyable, il est livide, il tremble. Il n’est pas du tout dans son assiette », raconte-t-il.

Pourtant, l’ancien ambassadeur est persuadé que les violences qui ont suivi le bombardement étaient attendues par certains membres du pouvoir. « Depuis plusieurs jours, il y avait eu des repérages des domiciles des français marqués à la croix blanche. Le saccage des journaux d’opposition et la rapidité de l’arrivée des foules m’ont conforté dans mon opinion », indique-t-il.

Qui les a orchestrées, si ce n’est pas Gbagbo ? Hypothèse la plus probable, selon l’ambassadeur : « Le général Mangou ou les chefs militaires de son armée, voyant qu’ils ne réussiraient pas l’offensive contre les pro-Ouattara, auraient préféré s’en prendre aux Français en faisant ainsi une opération de diversion pour cacher leur défaite… »

Source: jeuneafrique.com

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