RFI/ Affaire de Bouaké (5/5) – Les hypothèses: une responsabilité française?
Cinquième et dernier épisode de notre enquête sur le bombardement de Bouaké, épisode-clé de la crise ivoirienne et de l’histoire récente entre la France et la Côte d’Ivoire. Le 6 novembre 2004, l’armée ivoirienne bombarde un camp français de la force Licorne à Bouaké. Neuf soldats français et un Américain sont tués. Trente-huit personnes blessées. Qui a donné l’ordre aux avions de tirer ? Dans le précédent épisode, nous nous penchions sur l’éventuelle responsabilité ivoirienne. Dans ce dernier volet, nous évoquons l’hypothèse d’une responsabilité française.
C’est la troisième hypothèse [voir épisode 4]. Celle que défend l’avocat des parties civiles qui ferraille dans ce dossier depuis le début. Le bombardement de Bouaké en Côte d’Ivoire, le 6 novembre 2004, serait une manipulation d’origine française. Une manipulation qui aurait tourné à la bavure. L’absence d’autopsie, la fermeture préventive du bâtiment bombardé, l’empressement de Paris à relâcher les quinze membres d’équipage d’origine slave arrêtés à Abidjan, la non-arrestation des pilotes auteurs du bombardement au Togo [voir épisode 3], et la multiplication des obstacles rencontrés par la justice française au cours de l’enquête, ont convaincu Me Jean Balan, qui défend la plupart des familles de victimes.
« Il n’existe pas d’éléments permettant de mettre en cause les hautes autorités de l’Etat dans l’assassinat des militaires français et américains du camp Descartes de Bouaké », écrit toutefois la juge Kheris dans son ordonnance du 2 février 2016 que RFI a pu consulter. « Je n’ai pas la preuve ultime moi non plus, reconnaît Jean Balan. Mais tout dans le dossier nous oriente vers cette piste. »
Quel aurait été le scénario ? « Quelqu’un a donné une fausse information à l’armée ivoirienne pour qu’elle aille bombarder la base française de Bouaké », détaille l’avocat. « Les pilotes ont-ils été intoxiqués ? C’est possible », estime le général Henri Bentégeat. L’ancien chef d’état-major de l’armée française rejette l’analyse de l’avocat, mais il raconte avoir écouté, avec les services de renseignement, les enregistrements des conversations entre les pilotes. « Dans mon souvenir, on ne pouvait pas exclure le fait qu’ils s’imaginent que le camp français était un camp rebelle camouflé. Mais ça n’est pas si clair que ça. » Le général réfute cependant formellement la thèse d’une manipulation.
En mars 2010, la juge a entendu Jean-Jacques Fuentès, un mercenaire français au service de Laurent Gbagbo. Il était présent à l’aéroport de Yamoussoukro avec les militaires ivoiriens et l’équipage biélorusse. Il assure qu’un officier ivoirien a reçu un appel téléphonique venu de Paris, lui désignant un lieu de réunion des chefs rebelles. « A priori, c’était une désignation de cible qu’il aurait fallu bombarder pour finir la guerre », déclare-t-il devant la juge. Jean-Jacques Fuentès dit-il la vérité ou bien cherche-t-il à dédouaner son employeur ? Ce témoignage n’a jamais pu être recoupé.
Une machination?
Pourquoi des Français auraient-ils donné une fausse information ciblant en réalité le camp de la force Licorne ? « Il s’agissait de faire bombarder un bâtiment vide du camp français. Le foyer était fermé exceptionnellement ce jour-là. Une telle erreur de la part de l’armée ivoirienne contre une force d’interposition aurait fourni un prétexte pour destituer Laurent Gbagbo. Mais le plan n’a pas fonctionné. Il ne devait pas y avoir de morts », avance Jean Balan. Le bombardement est le « fruit d’une manipulation », a aussi soutenu Laurent Gbagbo à la juge Sabine Kheris venue auditionner l’ancien président ivoirien en prison à La Haye. Pourquoi n’a-t-il pas accusé la France quand il était au pouvoir ? Me Jean Balan pense qu’il a passé « un deal avec Paris : son silence en échange de son maintien au pouvoir ».
« La manipulation, il n’y a pas d’autres explications qui tiennent », renchérit le général français Renaud De Malaussène, numéro deux de la force Licorne à partir de janvier 2005, après le bombardement: « Je suis convaincu qu’un piège a été tendu à Gbagbo sans doute parce qu’on ne le voulait plus au pouvoir. Je pense qu’une machination a été montée par des politiques français. Ce bombardement allait contre la politique de libération que Gbagbo était en train de conduire avec son armée et qui était sur le point d’aboutir. Cet assassinat de Français a détruit tous ses espoirs du jour au lendemain. » « Une analyse personnelle après des années de réflexions, de lectures et de rencontres », qu’il a aussi partagée avec la juge Sabine Kheris en 2013. Analyse à laquelle souscrit également Bernard Houdin, à l’époque homme d’affaires, aujourd’hui porte-parole pour l’Europe de Laurent Gbagbo, et qu’il détaille dans le livre Les Ouattara, une imposture ivoirienne.
Un coup tordu pour écarter celui que l’on surnommait à Paris « le Boulanger » pour « sa capacité à rouler ses interlocuteurs dans la farine » ? L’hypothèse est jugée « monstrueuse » par le général Henri Bentégeat, « complètement farfelue » par le général Jean-Louis Georgelin, ancien chef d’Etat-major particulier de Jacques Chirac.
Colonne perdue
Me Jean Balan appuie sa démonstration sur un autre épisode troublant. Quelques heures après le bombardement, une colonne de véhicules blindés français descend en toute hâte de Bouaké à Abidjan. Après 350 kilomètres de route, elle s’arrête devant les grilles de la résidence de Laurent Gbagbo. Pouvait-elle s’y trouver par hasard ? Oui répondent les gradés français, parlant d’ « erreur topographique ». Le général Poncet, ancien commandant de la force Licorne, précise : « Les soldats qui descendent ont été bombardés, ils n’ont pas dormi, ils arrivent à la tombée de la nuit après avoir ʽʽaccrochéʼʼ à plusieurs reprises pour s’ouvrir la route. À Abidjan, un guide leur est donc affecté par hélicoptère. Ce guide était peut-être capable de se guider de jour, mais pas de nuit. Le véhicule de tête s’est trompé de carrefour en voulant aller à l’hôtel Ivoire, l’un des lieux d’évacuation des ressortissants français ».
Dans Carnets d’Ivoire, le lieutenant-colonel français François-Régis Jaminet, présent dans la colonne de blindés, raconte avoir désamorcé la situation avec un membre de la Garde présidentielle ivoirienne, ancien élève, comme lui, de l’école française Saint-Cyr. « J’ai été réveillé vers 2-3 heures du matin par des proches de Gbagbo qui m’ont dit qu’ils se rendaient et qu’il ne fallait pas tirer ! Je les ai rassurés et conseillés d’aller se recoucher tranquillement », relate Michel De Bonnecorse, ancien chef de la cellule Afrique de l’Elysée.
« On n’a jamais eu le nom de ce fameux guide », relève pour sa part le général Renaud De Malaussène. « Cette colonne n’apparait pas sur les carnets de route officiels de l’armée, glisse Me Balan. Officiellement, il n’y a qu’un seul véhicule. Si l’hôtel Ivoire était réellement l’objectif, pourquoi, constatant son erreur, la colonne est-elle allée au camp de Port-Bouët, soit à 15 kilomètres, alors que l’hôtel était à quelques centaines mètres de la résidence de Gbagbo ? Je pense que le coup d’Etat, qui devait se dérouler en douceur, n’a pas marché pour plusieurs raisons, notamment parce que suite à la destruction des avions de la flotte ivoirienne, la foule avait entouré le palais présidentiel. Le coup d’Etat n’a pas pu avoir lieu », avance-t-il.
Que s’est-il vraiment passé les 6 et 7 novembre 2004 ? Toute la lumière n’a pas été faite sur d’autres épisodes de ce week-end tragique durant lesquels plusieurs ivoiriens ont perdu la vie, dont certains sous les balles françaises. Le bilan n’a toujours pas été établi précisément. Ces 48 heures ont eu des répercussions importantes. D’abord sur la crise ivoirienne puisque la destruction de la flotte aérienne ivoirienne a réduit à néant les espoirs du pouvoir de reconquérir le nord du pays. Ensuite sur les relations entre Paris et Abidjan qui sont devenues glaciales. « Pendant les trois mois qui ont suivi Bouaké, on était en situation de guerre », reconnaît même Michel De Bonnecorse devant la juge.
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