La mort du roi d’Arabie Saoudite Abdallah, monarque équilibriste
Il devint régent, puis roi, à un âge où beaucoup de ses contemporains se sont déjà retirés des affaires politiques. Longtemps considéré comme un conservateur pur et dur, réticent à ouvrir son pays aux évolutions du monde, Abdallah Ben Abdel Aziz Al-Saoud, mort vendredi 23 janvier à Riyad des suites d’une pneumonie, fut pourtant tout le contraire. Jusqu’à ce que la vieillesse, conjuguée au choc des « printemps arabes », le ramène à une forme d’orthodoxie. Réformateur comme on peut l’être en terre saoudienne, il tenta d’adapter son royaume aux impératifs des temps. Inlassablement, il s’efforça de limiter les bastions institutionnels concédés aux religieux les plus radicaux par son prédécesseur.
Il réagit aux attentats du 11 septembre 2001 perpétrés par des kamikazes, dont une majorité était ses sujets, en formulant une offre de paix globale avec Israël. Il illustra par une visite historique au Vatican une volonté de dialogue interreligieux destinée à éloigner l’islam des sables mouvants d’un rigorisme et d’un retour à la religion des « pieux ancêtres » qu’il jugeait difficilement compatible avec son titre officiel de « Serviteur des lieux saints ». L’obsession iranienne l’empêcha cependant de normaliser les relations du royaume avec sa minorité chiite, et les autres cultes pratiqués dans le royaume (notamment par les cohortes d’expatriés) restèrent condamnés à la clandestinité.
« Princes libres »
Né en 1924, Abdallah voit le jour dans un royaume aux contours encore assez éloignés de ceux d’aujourd’hui. Installé à Riyad depuis deux décennies, son père, Abdel Aziz Ben Abdel Rahman, troisième fondateur de l’Etat saoudien, vient tout juste d’étendre son territoire aux eaux du golfe Arabo-Persique où perdure la myriade d’émirats placés sous l’égide britannique. Il faut attendre encore presque une décennie pour qu’Abdel Aziz, proclamé en 1926 roi du Hejjaz et de ses deux villes saintes, La Mecque et Médine, puis roi du Nejd en 1927, établisse officiellement le royaume d’Arabie saoudite en 1932.
Elevé à la cour dans des conditions matérielles encore très sommaires (la découverte du pétrole intervient en 1937), Abdallah est le dixième fils du souverain. Il est apparenté de par sa mère, Fahda BintAssi, à la grande tribu des Chammar, présente dans le Nejd, au centre de la péninsule Arabique, jusqu’en Syrie, mais il est le seul héritier mâle de cette union, contrairement à certains de ses demi-frères liés par leur mère, les Jilououis et surtout les Soudeyris.
Les débuts politiques d’Abdallah sont assez peu connus. Séduit par le nationalisme panarabe, il est, selon certaines sources, à deux doigts de rejoindre ses aînés, les « princes libres », qui quittent Riyad pour Le Caire et le nassérisme en 1962. Il faut attendre la lutte d’influence entre le premier héritier, Saoud, devenu roi en 1953, et Fayçal, le troisième fils d’Abdel Aziz, pour le voir apparaître au premier plan aux côtés du prince contestataire, qui sera son mentor politique.
Lorsque Saoud quitte le pouvoir en 1964, officiellement pour raisons de santé, Fayçal propulse Abdallah à la tête de la garde nationale, l’un des instruments chargés de garantir la pérennité de la dynastie, avec la garde royale et l’armée, après avoir évincé le propre fils de Saoud, Saad. Abdallah, qui dispose de la confiance des tribus qui la composent, en fera le soutien le plus fiable de la dynastie, même si elle sera prise en défaut lors de l’attaque contre le sanctuaire de La Mecque par Jouhayman Al-Otaibi, en 1979.
Monarchie attaquée
Chaque fois que ses demi-frères tenteront de l’écarter de la succession, ils s’efforceront, en vain, de priver Abdallah de la direction de la garde nationale qui assure notamment la protection des champs pétroliers. Cette position stratégique ainsi que la nécessaire collégialité qu’implique le mode de succession en vigueur pour les héritiers d’Abdel Aziz (l’épuisement des candidats de la première génération de princes avant le passage à la suivante) explique la promotion d’Abdallah au poste de second vice-premier ministre au lendemain de l’assassinat de Fayçal, en 1975, et de l’accession de Khaled au trône.
Héritier en second après Fahd, Abdallah parvient à maintenir ses positions pendant le règne de Khaled, malgré la mainmise du clan des Soudeyris, dont les membres les plus éminents (outre Fahd) trustent les postes de responsabilité, Sultan à la défense, Nayef à l’intérieur et Salman au gouvernorat de Riyad. Lorsque Fahd accède au trône en 1982, après la mort de Khaled, Abdallah devient premier vice-premier ministre et, de ce fait, prince héritier. En dépit de certaines nuances, les deux hommes cohabitent assez bien. Leur partage du pouvoir (Fahd se charge des contacts avec l’Occident alors qu’Abdallah maintient les liens avec les pays arabes) a tôt fait de classer le prince héritier parmi les conservateurs hostiles à l’Occident. Une impression que la suite de son parcours va dissiper.
Discret pendant le séisme que constitue pour la péninsule Arabe l’invasion du Koweït par l’armée irakienne le 2 août 1990, Abdallah est en revanche propulsé au premier rang, à 72 ans, par l’attaque cérébrale dont est victime Fahd le 29 novembre 1995. Il accède, de facto, aux responsabilités dans les pires conditions.
La monarchie est en effet attaquée de toutes parts. Par ceux tout d’abord qui l’accablent pour s’être montrée incapable de défendre le royaume malgré les gigantesques contrats d’armement passés avec les Occidentaux, et d’avoir été réduite à accepter la présence de soldats non musulmans sur le sol saoudien. Ensuite par ceux qui estiment au contraire que la dynastie des Saoud, après cet aveu d’impuissance, n’est plus en mesure de s’opposer à une évolution vers davantage de démocratie, voire vers une monarchie constitutionnelle. C’est dans ce climat, et sous la surveillance de ses demi-frères, à commencer par le deuxième vice-premier ministre, Sultan, qu’Abdallah prend progressivement la mesure de la charge.
Dès 1996, l’attentat contre la base américaine de Dahran sonne comme un avertissement. Cette menace se précise en 2001 avec les attentats du 11-Septembre, perpétrés par Al-Qaida, à New York et à Washington. Quinze des kamikazes enrôlés par Oussama Ben Laden sont des Saoudiens.
Un coup double pour le chef de la nébuleuse terroriste déchu de sa citoyenneté saoudienne et qui frappe du même mouvement « l’ennemi proche » saoudien et « l’ennemi lointain » américain. Aux Etats-Unis, la réaction est virulente contre un royaume accusé d’avoir laissé se développer, voire d’avoir nourri, une haine absolue des Etats-Unis, allié pourtant historique de la dynastie des Saoud. Le malaise est aggravé par les premières déclarations de dignitaires accréditant les théories du complot les plus folles.
Initiative diplomatique
Six mois plus tard, en février 2002, le prince Abdallah, recevant le journaliste américain Thomas Friedman, dévoile une initiative diplomatique destinée à dissiper le malaise. Abdallah, reprenant dans ses grandes lignes le plan Fahd présenté vingt ans plus tôt, propose une normalisation globale du monde arabe avec Israël pour le prix d’un Etat palestinien sur la base des frontières de 1967 (la Cisjordanie et Gaza).
Cette initiative est endossée par la Ligue arabe quelques semaines plus tard à Beyrouth. En pleine offensive contre l’Autorité palestinienne de Yasser Arafat, le premier ministre israélien, Ariel Sharon, se garde bien de donner suite, mais pour Abdallah l’essentiel est d’avoir pu donner une autre image de son pays.
La mort de Fahd, le 1er août 2005, lui donne enfin les pleins pouvoirs, à plus de 80 ans. L’énergie déployée par le nouveau roi dans ses premières années de règne fait regretter à de nombreux intellectuels et hommes d’affaires cette longue transition de dix ans, synonyme d’immobilisme. Dialogue national étendu à la minorité chiite, débats sur la place des femmes dans la société, création d’un conseil d’allégeance pour encadrer les règles de la succession et préparer le passage à la nouvelle génération : Abdallah multiplie les chantiers.
Réputé intègre, il tente de mettre un terme à la corruption, notamment engendrée par les contrats d’armement avec l’Occident et dont le dossier Yamamah (entre l’Arabie saoudite et le Royaume-Uni) constitue le symbole. Il s’attaque dans le même mouvement aux excès de la police des mœurs, la redoutée Moutawwa, et n’hésite pas à écarter les oulémas, jugés trop conservateurs.
Crainte de l’Iran chiite
Rapportées aux pesanteurs du royaume, les réformes d’Abdallah tranchent par leur hardiesse, mais elles montrent aussi leurs limites, d’autant qu’à partir de décembre 2010 le monde arabo-musulman est emporté par une vague de réformes sans précédent dans son histoire moderne. En dépit de ses efforts, Abdallah ne dispose que d’une marge de manœuvre relative au sein de la famille royale.
Il ne peut ainsi empêcher l’émergence du prince Nayef, auréolé de son succès contre les djihadistes saoudiens. Le ministre de l’intérieur, décrié pour son conservatisme, devient en 2009 deuxième vice-premier ministre, héritier en second après un Sultan affaibli par la maladie, puis prince héritier après le décès de son demi-frère, en octobre 2011.
C’est sous l’égide de cet homme à poigne qui accorde l’asile au président tunisien déchu Zine El-Abidine Ben Ali que l’Arabie saoudite appuie la répression d’un soulèvement à Bahreïn qui menace la dynastie des Khalifa, des obligés de l’Etat saoudien. Lorsque le roi ouvre les vannes de la dépense publique pour éviter la contagion des « printemps arabes », le ministère de l’intérieur et la police religieuse ne sont pas oubliées.
Si la vague des « printemps » voit aussi l’Arabie saoudite d’Abdallah appuyer des révolutionnaires, en Syrie, c’est surtout parce que la crainte ancestrale de l’Iran chiite, qu’exprime sans fard le roi dans les télégrammes diplomatiques américains révélés par WikiLeaks quelques mois auparavant, l’emporte sur le souci de stabilité régionale et que cette contestation est un moyen pour affaiblir l’axe Téhéran-Damas-Hezbollah.
La vieillesse affaiblira la férule du souverain, dans un pays où l’absence de contestation publique ne signifie pas une adhésion inconditionnelle. La mort brutale de Nayef, en juin 2012, rebat bien les cartes au sein de la famille royale, mais au profit du dernier Soudeyri de premier plan, Salman, dont la promotion préserve l’horizon à court terme de la maison des Saoud.
Au lendemain de la disparition d’Abdallah, cette dernière repose désormais sur les piliers constitués par les fils du roi – Mitab et Mishaal –, ceux de Nayef – Mohammed et Saud – et, surtout, sur le prince héritier en second, Muqrin Ben Abdel Aziz, ancien gouverneur et ancien responsable des services de renseignement, né en 1945. Le dernier fils du fondateur du royaume.
LeMonde.fr
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