Interview

[Interview] Ce que Pr Prao Yao Séraphin (spécialiste des questions monétaires et de finances) estime de l’Eco


-« Cette version de l’Eco n’est rien d’autre que l’autre versant du CFA »

Le président Emmanuel Macron a annoncé l’avènement de l’Eco, comme la monnaie qui prendra le relais du franc Cfa dès 2020. Le Professeur Prao Yao Séraphin, enseignant-chercheur à l’université Alassane Ouattara de Bouaké, maître de conférences agrégé, nous  situe sur la question.

Les présidents français, Emmanuel Macron et Alassane Ouattara ont déclaré la naissance de l’Eco. Le professeur Kako Nubukpo a estimé que c’est un évènement historique. Est-ce votre avis ?

Je ne partage pas du tout ce point de vue. D’abord, parce que ce n’est pas au président français de venir déclarer la naissance d’une monnaie souveraine africaine. Cela n’est pas sans rappeler la naissance du franc Cfa lui-même qui fut créé par le général De Gaule, le 24  décembre 1945 et promulgué, le lendemain, 26 décembre 1945, lorsque la France déclarait sa parité au Fonds monétaire international (Fmi). En tant qu’Africain et panafricaniste, je suis révolté que ce soit un Français qui donne encore la date de naissance de notre future monnaie. Je ne suis pas d’accord.

Comment comprendre que vous soyez si outré alors que la monnaie commune a toujours été un objectif de tous les panafricanistes dont vous-même ?

Ce que j’ai voulu dire, c’est que l’Eco, est une monnaie que nous avons appelé de tous nos vœux. C’est une monnaie ouest-africaine qui doit voir le jour, qui doit naître. Mais, ce que je déteste dans cette affaire, c’est que nous pensons que nous pouvons avoir cette monnaie sans le Nigéria et les autres pays frères. Or, ce que le président Ouattara est en train de faire, et je proteste vigoureusement, c’est de mettre en place une version de l’Eco qui n’est rien d’autre que le versant du Cfa. Je récuse cela. L’idée d’une monnaie panafricaine est née en 1983. Les pères fondateurs se sont  réunis et  ont dit que, à terme, il fallait une monnaie commune aux Africains. Et lorsqu’en 1974, ils s’étaient réunis à Addis Abeba, pour discuter  d’un projet de création des Etats-Unis d’Afrique, il y a eu deux tendances. Celle dite du camp de Casablanca et celle du camp de Monrovia. Le camp de Casablanca porté par Félix Houphouët-Boigny et, sur les conseils de Léopold Sédar Senghor, a estimé qu’il fallait créer, d’abord, ce qu’on appelle des cercles concentriques.

Qu’est-ce à dire ?

Cela signifie des unions monétaires ou des communautés économiques régionales et une fois qu’on a mis en place ces communautés économiques en Afrique occidentale, en Afrique centrale, en Afrique de l’est et en Afrique australe, l’on pourrait aller vers la monnaie unique. Voilà le plan qui a été établi et c’est ce plan qui a été réactivé en 1983. Et, en 1996, Il y a eu l’idée de créer ce qu’on appelle l’Agence monétaire de l’Afrique de l’Ouest (Amao) et en 2001, l’Institut monétaire de l’Afrique de l’Ouest (Imao) a  effectivement été créé. Il a été demandé aux pays de la zone de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cedeao) mais non membres de la zone Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa) de  respecter certaines normes, ce qu’on appelle les critères de convergence, pour qu’on aille vers la zone monétaire commune. Ce qui n’a malheureusement pas été le cas. Aujourd’hui, le Nigéria qui pèse 75% du Produit intérieur brut (PIB) de toute la Cedeao est mis au banc des accusés et messieurs Ouattara et  Macron prennent sur eux de donner la date de naissance d’une monnaie communautaire. Je suis contre cela. Cet Eco, ce n’est pas la monnaie panafricaine, la monnaie commune. Cette version de l’Eco, c’est le Cfa bis et je suis contre cela.

Le fait que les pays de l’Uemoa adoptent l’Eco en attendant les autres Etats de la Cedeao n’est-il pas en conformité avec l’idée de cercles concentriques des pères fondateurs ?

Non ! Le Nigéria a-t-il dit que l’Eco devrait être arrimé à l’Euro ? Non ! Le Nigéria a sa monnaie. Ce sont les Etats de l’Uemoa qui ont leur monnaie arrimée au franc français et maintenant à l’Euro. Mais le Nigéria, le Ghana, la Gambie, la Sierra Leone et la Guinée n’ont jamais dit qu’ils voulaient une monnaie arrimée à l’Euro. Or, dans la version actuelle de Monsieur Ouattara et de Monsieur Macron, l’Eco, c’est la nouvelle appellation du Cfa. C’est d’ailleurs, pour annoncer cette grande nouvelle que le président français est venu en Côte d’Ivoire. Je voudrais que vous écriviez ceci : «le professeur Prao proteste vigoureusement. Ce que nous voulons, c’est une monnaie réellement panafricaine, une monnaie commune africaine et non une monnaie Cfa transformée en Eco et inféodée à la France. La colonisation monétaire française doit cesser.»

L’arrimage de l’Eco à l’Euro ne peut-il pas être considéré juste comme une étape ?

Non ! Ce n’est pas une étape et l’histoire me donnera raison. Si c’est une étape, alors, qu’on se mette d’accord sur les principes, c’est-à-dire, les soubassements. On ne peut pas construire une maison sans fondations. Or, quels sont les fondements de cette monnaie qu’on nous annonce? Monsieur Ouattara nous a dit, il y a deux mois,  que nous allons toujours garder la parité fixe entre l’Eco et l’Euro. Cela revient à dire que c’est la zone Uemoa qui se transforme en zone Eco en attendant les autres. Nous récusons déjà les principes de la zone Cfa. La fixité de l’Eco avec l’Euro, nous n’en voulons pas non plus. Nous refusons de déposer 50% de nos réserves de change sur des comptes du Trésor public français.

Cette question n’est-elle pas réglée quand Monsieur Macron soutient que les fameux comptes d’opération seront fermés et que les Etats de la Cedeao pourront disposer de leurs réserves de change comme bon leur semble?

Je n’y crois pas. On ne peut pas fermer le compte d’opération. Nous  avons signé des accords avec la France le 23 novembre 1973. Chaque pays de l’Uemoa a signé. En droit, pour qu’on puisse dissoudre un accord, il faut que les différents signataires le dénoncent. Est-ce le cas actuellement ? Non !

Selon vous, quels sont les aménagements qui pourraient être envisagés pour que des poids lourds comme le Nigéria et le Ghana puissent intégrer la zone Eco ?

La fixité avec l’Euro exclut d’office ces pays qui ont leur propre monnaie. Ce qui a été discuté au niveau de la Cedeao est la flexibilité avec un panier de devises. Sans cette flexibilité, ces pays n’intégreront pas l’Eco.

Interview réalisée par Théodore Sinzé

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