Point de vue

[Côte d’Ivoire] L’héritage du dialogue Félix Houphouët-Boigny dans les tiroirs politiques (analyse)


À moins d’un mois de la présidentielle ivoirienne du 25 octobre 2025, tensions, contestations électorales et interdictions de manifestations ravivent les inquiétudes d’une dérive violente, malgré l’appel au dialogue laissé en héritage par Houphouët-Boigny.

Abidjan, 3 octobre 2025 (lepointsur.com) – À l’aube de l’élection présidentielle prévue le 25 octobre prochain, la Côte d’Ivoire se trouve à la croisée des chemins. Plus d’un demi-siècle après que Félix Houphouët-Boigny a élevé le dialogue au rang de vertu politique suprême, le climat préélectoral semble marqué par des crispations institutionnelles, des restrictions de libertés et une suspicion généralisée entre pouvoir et opposition. Dans ce contexte, la référence au « dialogue, arme des forts » du premier président ivoirien résonne comme un idéal en déshérence.

Un appel au dialogue resté sans écho

Le 1er janvier 1970, devant le Corps diplomatique, Houphouët-Boigny proclamait que le dialogue n’était pas « l’arme des faibles », mais celle « de ceux qui font passer les problèmes généraux avant les problèmes particuliers ». Ces paroles, gravées dans la mémoire collective, continuent de figurer sur le site de la Fondation Houphouët-Boigny, comme un rappel constant de l’esprit fondateur de la nation ivoirienne.

Pourtant, cinquante-quatre ans après, la scène politique ivoirienne semble s’éloigner de cette sagesse. Si le dialogue avait permis de désamorcer de nombreuses crises internes et d’entretenir des relations apaisées avec les voisins, l’actualité électorale démontre un décalage entre la rhétorique invoquée et la pratique politique. Les leaders de tous bords se réclament de l’héritage houphouétiste, mais peu paraissent en appliquer les principes fondamentaux.

Haute tension politique et institutionnelle

L’élection du 25 octobre 2025 se prépare dans un climat de méfiance généralisée. Le 5 mai dernier, lors d’une conférence de presse organisée par la CAP-Côte d’Ivoire, sa porte-parole, Dr Simone Ehivet Gbagbo, a exprimé de profondes inquiétudes sur la dégradation du climat socio-politique. Elle a dénoncé l’absence de concertation politique réelle avec le gouvernement, la révision controversée de la liste électorale et la composition jugée déséquilibrée de la Commission électorale indépendante (CEI).

Selon elle, « sur 630 commissions locales, 610 sont dirigées par des militants du RHDP », une asymétrie qui met en cause la transparence du scrutin. La CAP a également condamné l’exclusion de figures de premier plan – Laurent Gbagbo, Guillaume Soro, Tidjane Thiam et Charles Blé Goudé – tout en exprimant sa crainte d’une implosion politique alimentée par la candidature du président sortant Alassane Ouattara, en lice pour un quatrième mandat vivement contesté.

Le rappel sanglant des précédents électoraux

La dénonciation de Simone Gbagbo s’inscrit dans une mémoire électorale marquée par la violence. De 1995 à 2020, les bilans officiels des scrutins ivoiriens font état de milliers de morts : 30 en 1995, 300 en 2000, près de 3 000 en 2010 et 87 en 2020, sans compter les centaines de blessés et les emprisonnements d’opposants.

Ce rappel sert d’argument central à l’opposition, qui appelle à une réforme urgente du cadre électoral et à une concertation inclusive. Pour ses représentants, l’histoire impose une responsabilité collective : éviter de nouveaux drames politiques en réhabilitant le dialogue comme outil de prévention.

Un terrain juridique sous tension

L’encadrement des manifestations illustre cette tension. Le 9 août 2025, la marche du Front commun PDCI/PPA-CI, autorisée à Yopougon, a rassemblé plusieurs milliers de personnes sans incident majeur. Pour l’opposition, ce succès démontre que l’expression démocratique peut coexister avec la préservation de l’ordre public.

Mais à peine deux mois plus tard, le 2 octobre, le préfet d’Abidjan, Andjou Koua, a signé un arrêté interdisant la marche projetée par le même Front commun pour le 4 octobre. Dans son arrêté n°089/PA/CAB, il invoque les risques de troubles à l’ordre public et confie aux forces de sécurité la responsabilité de l’exécution immédiate.

Ce contraste met en lumière une réalité récurrente : la liberté de manifester, garantie par la Constitution, se heurte régulièrement aux prérogatives de police administrative. Si le droit permet à l’autorité préfectorale d’interdire une manifestation en cas de menace avérée, l’usage extensif de cette faculté alimente le sentiment d’un verrouillage politique.

Un droit à la dignité en question

Au-delà des marches interdites, les restrictions de sortie du territoire frappant plusieurs figures de l’opposition suscitent un débat juridique intense. Le député Assalé Tiémoko rappelle que le Code de procédure pénale confère au procureur le pouvoir d’interdire à une personne poursuivie de quitter le pays. Mais il insiste sur une exigence fondamentale : cette mesure doit être notifiée à l’intéressé, afin de respecter le principe de sécurité juridique.

Dans la pratique, certains opposants se sont vus empêchés d’embarquer après avoir acheté billets et réservé hôtels, souvent sous escorte policière. Pour Assalé, ces pratiques relèvent de l’humiliation publique et portent atteinte à la dignité des citoyens. Il appelle à davantage de transparence et à un strict respect des règles de droit, estimant que la République ne doit pas se transformer en théâtre d’humiliations mais demeurer un espace de justice et d’apaisement.

Les signaux timides d’un dialogue inachevé

Quelques gestes semblent toutefois témoigner d’une volonté de détente. Le 17 juillet, le parti présidentiel a engagé des discussions avec la coalition CAP-Côte d’Ivoire, marquant une ouverture perçue comme un signe d’apaisement. De même, l’autorisation ponctuelle de certaines marches suggère qu’un compromis demeure possible entre l’opposition et les autorités.

Cependant, au 3 octobre, aucune conclusion tangible n’a émergé. Les observateurs s’interrogent sur la sincérité de ces ouvertures et dénoncent un statu quo préoccupant. L’International Republican Institute (IRI) a déjà alerté sur de graves irrégularités électorales, tandis que Tidjane Thiam, candidat du PDCI, fustige un processus biaisé et appelle la communauté internationale à exercer une pression accrue.

La CEI face au défi de sa crédibilité

Dans ce contexte, la Commission électorale indépendante (CEI) poursuit ses activités techniques. Elle forme actuellement les représentants des cinq candidats retenus, conformément à son mandat légal. Mais cette mission, essentielle au bon déroulement du scrutin, se déroule sous le feu des critiques. Pour l’opposition, la CEI ne peut garantir la transparence tant que sa composition reflète un déséquilibre flagrant.

L’enjeu dépasse la simple logistique électorale : il touche à la confiance citoyenne dans l’institution chargée de proclamer les résultats. Sans légitimité, la CEI risque d’être perçue comme un instrument partisan, compromettant l’acceptabilité des résultats.

Un équilibre instable

L’analyse juridique de la situation révèle un paradoxe : le cadre légal ivoirien offre des garanties solides – liberté de manifester, droit à l’information en cas de restriction de sortie du territoire, indépendance de la CEI. Mais la pratique, marquée par des interdictions fréquentes et des arrestations jugées arbitraires, tend à vider ces garanties de leur substance.

Cette tension entre droit et politique menace la cohésion nationale. Les mesures administratives, lorsqu’elles apparaissent sélectives ou disproportionnées, alimentent les frustrations et nourrissent la défiance envers les institutions. Or, dans un pays marqué par des traumatismes électoraux récents, l’État de droit ne peut être perçu comme un instrument de règlement de comptes.

Vers un scrutin à haut risque ?

À moins d’un mois du scrutin, le pays demeure dans l’expectative. L’opposition multiplie les alertes et les appels à la communauté internationale. Le pouvoir, quant à lui, invoque la nécessité de préserver l’ordre public et la stabilité nationale. Entre ces deux postures, le peuple ivoirien retient son souffle, craignant que l’histoire récente ne se répète.

Le risque est d’autant plus grand que les institutions judiciaires et administratives, censées être les garantes de l’impartialité, sont perçues par une partie de la population comme alignées sur l’exécutif. Dans ces conditions, la moindre contestation des résultats pourrait rallumer les braises d’un conflit jamais totalement éteint.

Le rendez-vous manqué avec l’héritage houphouétiste ?

En 1970, Houphouët-Boigny plaçait le dialogue au cœur de l’action politique. En 2025, la Côte d’Ivoire semble l’avoir relégué au second plan, préférant les arrêtés préfectoraux, les interdictions de sortie et les rapports de force.

Pourtant, les enseignements de l’histoire sont clairs : chaque fois que le dialogue a cédé la place à la confrontation, le pays a payé un lourd tribut en vies humaines et en cohésion sociale. À l’approche d’une présidentielle cruciale, l’enjeu dépasse la compétition électorale : il s’agit de savoir si la Côte d’Ivoire choisira de renouer avec l’esprit du dialogue ou de s’enfermer dans une logique de défiance et de répression.

La « vraie paix », disait Houphouët, ne s’improvise pas : elle se construit, obstinément, par la concertation. Si ses paroles demeurent gravées dans les archives, c’est leur mise en pratique qui décidera du futur. Dans quelques semaines, l’histoire jugera si les héritiers politiques du « Vieux » ont su rester fidèles à sa maxime, ou si le pays aura définitivement manqué son rendez-vous avec l’héritage du dialogue.

SERIBA KONE

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