[Chansons interprétées par de faux artistes sur les plateformes de musique en ligne] Scandale ou tendance qui joue avec le nouveau feu de l’IA ?
Des morceaux musicaux interprétés par de faux artistes sont insérés dans les playlists Spotify. Ces contenus générés par IA ne relèvent pas stricto sensu des droits d’auteur. Scandale ou tendance qui joue avec le nouveau feu de l’IA ? RFI a interviewé David El Sayegh, directeur général adjoint de la Sacem, et Axel Destagnol, directeur produit chez Qobuz, pour comprendre l’impact de l’arrivée de l’IA dans l’industrie musicale.
RFI : Comment la Sacem (Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique) a-t-elle perçu l’arrivée de l’intelligence artificielle, avez-vous été surpris ?
David El Sayegh, Directeur général adjoint de la Sacem : On n’a pas été totalement surpris. On traite ces questions depuis 5, 6 ans puisque la création assistée par ordinateur est une réalité depuis 15, 20 ans. Mais il est vrai que l’apparition des nouveaux outils type Suno a un peu rebattu les cartes. Il faut être honnête, l’ampleur des performances des outils d’intelligence artificielle auprès du grand public et leur développement nous ont conduit à reconsidérer les choses. Aujourd’hui on assiste à une déflagration de contenus générés uniquement par l’IA et ce n’est pas moi qui le dis, c’est Deezer qui a annoncé avoir 10 000 titres avec de l’IA uploadés tous les jours sur sa plateforme et que parmi ses fonds, 10% seraient des contenus exclusivement générés par l’intelligence artificielle.
La Sacem gère des droits d’auteur, avec une IA, qui est l’auteur ?
Alors c’est la grande question, mais la réponse est assez simple et en même temps un peu compliquée à mettre en pratique. Il faut des choix libres et créatifs de la part d’une personne physique pour parler d’œuvres protégées et gérées par la Sacem. Seule une personne physique est créatrice, une IA ne crée pas. Elle est un outil statistique et de probabilité qui peut générer des contenus qui peuvent ressembler à des œuvres, faire penser à des œuvres, mais qui ne sont pas des œuvres. En revanche, une IA peut être utilisée par un créateur comme un outil d’aide à la création. La frontière s’établit donc entre : est-ce que l’IA est un outil ou génère-t-elle des contenus ? Si vous vous contentez de demander à une IA de générer une œuvre avec des instructions très vagues, alors évidemment le contenu qui sera généré n’est pas éligible à la protection par le droit d’auteur. Et ce que je dis est vrai en France et partout, même aux États-Unis, au Japon, en Chine.
Le « scandale Spotify » révèle des « artistes musiciens » payés à la chaîne et utilisant l’IA pour créer des contenus insérés délibérément dans des playlists type « mood chill » pour éviter les droits d’auteurs ?
Je pense que c’est pire que ce qu’on dit. Des artistes qui travaillent à la chaîne, ça existe depuis toujours. La réalité est tout autre. Aujourd’hui, vous avez des contenus qui sont 100% générés par l’IA à partir de comptes basiques et donc qui ne sont pas éligibles à la protection du droit d’auteur. Ils sont insérés dans des playlists type lounge, de la musique d’ambiance, et permettent ainsi à la plateforme Spotify ou d’autres d’acheter des contenus moins chers. C’est la raison pour laquelle certaines plateformes ont tendance à insérer ces contenus dans des playlists. Ils se disent que le public ne fera pas la différence. Parce que ce n’est pas qu’une playlist 100% IA, vous avez des vraies œuvres, mais tout ça s’enchaîne et de temps en temps, vous avez des contenus IA.
Comment réagit-on par rapport à ça ?
On a un problème vis-à-vis du consommateur. Si je suis un client de Spotify, de Deezer ou de n’importe quelle plateforme, j’estime être en droit de savoir ce que je consomme, ce que j’écoute, et si c’est créé par de vraies personnes ou 100% généré par l’IA. En termes d’information vis-à-vis des clients, c’est très important ! On ne peut pas empêcher ces contenus sauf s’ils sont contrefaisants, en revanche, le consommateur doit savoir. Les plateformes devraient prendre des engagements dans ce sens. C’est éthique.
Axel Destagnol, directeur produit chez Qobuz : Évidemment, c’est une pratique qu’on va chercher à combattre chez Qobuz. On n’a aucun intérêt à recevoir des milliers de titres que personne n’écoute, avec derrière des gens qui potentiellement essaient de générer de la fraude pour toucher les royalties. On n’est pas tout seul là-dedans, on travaille avec des distributeurs qui eux, travaillent avec des labels. Des labels, il y en a des milliers, les distributeurs un petit peu plus de 100. Ces distributeurs envoient la musique à toutes les plateformes de streaming et de téléchargement. Donc ce sont eux à la source, qui reçoivent les contenus et ensuite les distribuent à toutes les plateformes comme nous. Il y a évidemment des discussions sur ce contrôle : est-ce à nous de le faire ou plutôt aux distributeurs de contrôler à l’entrée et de ne pas envoyer n’importe quoi ? En ce moment, les échanges portent là-dessus. On dialogue aussi avec l’Ircam qui a une solution assez avancée d’identification de contenus créés par les plateformes type Suno. On retire les contenus dès qu’on repère qu’il y a des problèmes de droit. Et évidemment dans nos algorithmes, on ne met pas du tout en avant ces contenus. La musique produite par IA ne sera jamais référencée dans les playlists de Qobuz type : artistes similaires. C’est d’ailleurs un travail réalisé, manuellement en général, par nos équipes éditoriales.
David El Sayegh : C’est quand même les plateformes qui diffusent, donc elles ont une responsabilité. Elles peuvent demander à leur distributeur, c’est-à-dire leurs fournisseurs de contenus de prendre des engagements, elles peuvent adopter une politique qui vise à réduire ou à indiquer quand il y a des contenus générés par IA. En réalité, les plateformes ont un rôle bien plus important parce qu’elles sont en bout de course et ce sont elles qui proposent au public les contenus, les playlists. Ne pas informer le consommateur que certains sont générés par IA me semble être très problématique. C’est triste à dire, mais les plateformes fonctionnent comme des supermarchés : il y a quand même des gens qui fournissent des contenus et donc certainement les plateformes versent une rémunération, mais ne payent pas de droits d’auteur.
Un dialogue avec les créateurs d’IA est-il possible ?
David El Sayegh : Le souci qu’on a vis-à-vis des applications d’IA, c’est l’opacité qu’elles entretiennent consciemment. Quand vous allez voir des opérateurs d’IA, ils vous disent, je me suis entraîné sur des œuvres musicales mais pas les vôtres, et quand on leur demande mais alors vous vous êtes entraînés sur quelle œuvre ? Ils disent : secret des affaires, et ça c’est pas possible comme réponse ! C’est une réalité que nous vivons parce que nous n’avons aucune licence avec un opérateur d’IA alors qu’ils ont pignon sur rue. Et ces applications deviennent des produits de consommation courante. Il suffit de voir leur nombre d’utilisateurs. Il y a un vrai défi et j’espère qu’on pourra le régler rapidement. Il faut qu’on travaille à une solution juridique. Il faut que les IA soient transparentes et à partir du moment où elles seront transparentes, on ira faire des licences avec elle. C’est la seule solution, on ne va pas lutter contre l’IA.
Jean Jacques Goldman serait-il d’accord pour qu’une IA s’entraîne sur ses œuvres ?
Tout dépend de la manière dont l’IA s’entraîne. Jean Jacques Goldman nous a apporté ses droits et donc on saura gérer. Après il n’y a pas de réponse absolue à cette question et la réalité, c’est que les IA se sont déjà entraînées ! C’est déjà trop tard.
Est-ce que ça remet en cause la notion de sampling. L’IA en serait une forme beaucoup plus violente ?
Axel Destagnol : Ce n’est pas vraiment comparable. Normalement, dans le sampling, on entend clairement le titre d’origine. C’est plus une citation, alors qu’avec l’IA on sait bien de quelle manière on peut entraîner des contenus, mais dans ce qui en ressort il n’y aura rien du contenu artistique d’origine. Donc c’est beaucoup plus compliqué. On peut analyser un audio en revanche et retrouver des patterns type de plateformes comme Suno, parce que leurs algorithmes produisent des patterns [structures musicales] reconnaissables, mais la source est invisible. La logique de Spotify est d’avoir une approche : on ne sait pas forcément ce qu’on écoute, on écoute des playlists et la musique est assez anonymisée. Mais je pense qu’ils jouent un peu avec le feu à faire ça. Dès qu’on regarde les playlists type piano, chill, lofi ou les trucs un peu relaxants, des styles qui s’y prêtent particulièrement, il y a beaucoup de contenus IA dedans. C’est quand même particulier d’avoir cette approche là.
Mikey Shulman, cofondateur et PDG de Suno AI, a récemment déclaré que « la plupart des gens détestent faire de la musique ». Cette affirmation a suscité une vive controverse dans l’industrie musicale…
David El Sayegh : Encore une fois, on a des artistes qui utilisent l’IA comme un outil d’aide à la création ou d’aide à l’enregistrement, à des fonctions techniques comme le mixage, le mastering. On a réalisé une étude qui montre que plus de 55% de nos artistes utilisent l’IA à un stade quelconque dans la création. L’IA est un outil qui peut être utilisé à des fins très vertueuses, mais ça peut aussi être utilisé à des fins de siphonnage et de pillage. Le but ce n’est pas d’interdire l’outil, c’est de lui donner un cadre réglementaire pour respecter les droits d’auteurs. La liberté de l’IA doit prendre en considération les droits d’auteur qui sont aussi un droit fondamental. On n’est pas contre les innovations. Ce serait même ridicule d’être contre, simplement, on veut un cadre pour qu’il y ait de l’équité. Ce qu’on demande, c’est de pouvoir négocier des licences avec des gens qui utilisent nos œuvres à des fins d’entraînement. La demande, elle n’est pas très compliquée. Le principe même de ce qu’on demande n’a rien d’exorbitant, c’est ce qu’on demande à tout le monde. On n’a pas empêché internet et on est ravis aujourd’hui d’Internet et du streaming. Il faut gagner, créer un marché gagnant-gagnant. Aujourd’hui, c’est un marché gagnant uniquement pour les IA.
Vous arrivez à avoir des interlocuteurs, des responsables de ces IA ?
David El Sayegh : C’est très compliqué. Oui très, très compliqué malheureusement, il faut le dire aussi. Il ne faut pas être hypocrite. On a des gens qui pour l’instant adoptent des attitudes dilatoires.
Source : Rfi