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Processus de réconciliation en Côte d’Ivoire: Dr Pascal ROY pour une pédagogie différenciée


-Nous ne pouvons pas rester immobiles sur notre rive de l’Histoire

Dr Pascal Roy.

Dr Pascal Roy.

L’extrême difficulté que nous rencontrons à retisser notre tissu sociopolitique tient à ce que la structure principale qui en a la responsabilité repose sur un certain nombre de non-dits. Cette énorme machine ne peut pas être ce qu’on attend d’elle et le rester, si, par exemple, il n’est pas implicitement admis le postulat selon lequel les enfants présentent à chaque âge des aptitudes assez comparables pour qu’il soit raisonnable de leur proposer le même enseignement, tout et seulement lui.
En effet, l’action au sein du royaume des affaires humaines (je veux parler de la politique) implique l’aptitude à innover, à créer du neuf, à faire naître l’inouï. Sans le pardon qui délie les hommes d’un passé qui les entrave, l’action serait en quelque sorte paralysée ou rendue impossible dans son aptitude à innover, comme cela se précise à la page 777 des « Approches politiques du pardon » de Paul Valadier (Etudes Juin 2000).

Sous la pression donc des peuples qui, selon Sophocle « apprennent la sagesse non dans les livres, mais dans les larmes », c’est le concept même de paix qui a évolué passant d’une définition traditionnelle de période d’entre deux guerres à une ambition tout autre qui est la conciliation irréversible des belligérants.
La réconciliation, puisque c’est elle qui appelle notre réflexion, est un concept plus moderne que l’arbitrage. Elle inclut naturellement la notion d’arbitrage, dans la mesure où elle fait souvent appel à une médiation neutre, à des « facilitateurs », mais cette notion la dépasse en ce qu’elle transcende le juridique de l’arbitre et de la loi internationale entre les Etats pour faire intervenir un des nouveaux acteurs des relations internationales des XXème et XXIème siècles que sont les peuples.
Cette évolution ne doit cependant pas faire oublier que les sociétés traditionnelles disposent de méthodes complexes de réconciliation qui, inscrites à la fois dans la coutume et les règles sociales, visent à influencer et à conditionner les rapports entre individus, clans et Etats. Si ces méthodes traditionnelles tendent à s’effacer, les besoins humains auxquels elles cherchaient à répondre n’ont pas changé.

En Côte d’Ivoire, des gens disent souvent qu’ils ne pourront jamais refaire confiance à telle ou telle personne et qu’aucune réconciliation ne leur paraît envisageable. Et pourtant, il n’est pas indispensable de faire confiance à quelqu’un pour amorcer le processus de réconciliation. Il faut uniquement être prêt à prendre un risque, si infime soit-il, et à progresser pas à pas.

La réconciliation et le pardon sont des thèmes délicats de discussion dans ce pays depuis 2000 et de façon plus accrue, au sortir de la dernière crise postélectorale. Les différentes parties au conflit semblent partager une incompréhension commune du concept de réconciliation. Elles pensent la réconciliation comme un événement qui aurait la vertu magique d’effacer le passé. En fait, il s’agit d’un processus dont l’accomplissement échelonné dans le temps nécessite une somme de travail considérable. Prenons un exemple, celui d’un conflit domestique:

« Ecoute, je suis désolé, dit–il », « cela n’aurait jamais dû arriver, pardonne-moi ». « J’aimerais pouvoir te pardonner, mais je ne suis pas encore prête à le faire » lui répondit sa compagne. Pendant la demi-heure qui suivit, il lui prêta une oreille attentive ; elle lui fit part de sa peine, de sa colère et de sa déception. Déjà sur la voie d’un rétablissement durable, ils se penchèrent alors sur la manière de restructurer leurs vies et leur relation pour ne plus commettre les erreurs du passé.
Deux heures plus tard, elle lui dit :  » À présent, je suis prête à recevoir tes excuses et à y répondre de manière positive « . Composé d’un homme sensible, prêt à s’investir massivement dans un effort de réconciliation sincère, et d’une femme que la connaissance intime de son être confortait dans l’idée que la douleur éprouvée était trop vive pour s’en affranchir d’un simple « je te pardonne », inspiré par le sens du devoir, ce couple faisait l’expérience de la réconciliation.

Tant au niveau individuel que sur le plan social, le déroulement de tout processus de réconciliation sincère comporte des phases identifiables : Relation, Préjudice, Repli, Reconquête de l’identité, Engagement interne en faveur de la réconciliation, Rétablissement du risque, Négociations visant à répondre aux besoins actuels.
Le processus de réconciliation en Côte d’Ivoire a besoin d’une pédagogie différenciée, c’est-à-dire un effort de diversification méthodologique susceptible de répondre à la diversité typologique des problèmes, difficultés ou obstacles. Différencier, c’est bien avoir le souci de la personne, de l’individu sans renoncer à celui de la collectivité́, disait P. MEIRIEU en 1989.
Différencier, c’est également se laisser interpeller par la difficulté concrète à traiter, bien que souvent déroutante et irritante, mettant même parfois en échec nos meilleures intentions, faisant vaciller avec inconscience nos plus beaux édifices. Différencier la pédagogie, c’est se laisser interpeller par cette évidence si importune pour celui qui sait déjà : il n’y a de savoir et donc de solution que par le chemin qui y mène.
Cela implique donc une méthodologie qui consiste à mettre en œuvre un ensemble diversifié de moyens et de procédures d’approche des problèmes afin d’atteindre par des voies différentes de celles non productives, des objectifs communs.

Cette flexibilité méthodologique des meneurs du processus de réconciliation est un facteur de réussite dans la mesure où elle permet à chaque problème de se surprendre à instiguer sa propre stratégie de résolution. Elle est moins un système qu’une démarche. J.P. ASTOLFI parlera d’éventail de démarches simultanément possibles pour stimuler des solutions pragmatiques à partir de l’élaboration de programmes rigoureux, des méthodes bien construites, des principes clarificateurs.

Toutefois, il nous faut nous mettre au clair avec ce concept toujours aussi fourre-tout de « pédagogie différenciée ». Si l’on multiplie les injonctions à la pratiquer, sur le terrain, les vraies pratiques de différenciation restent rares. Peut-être, parce qu’on suit de fausses pistes, ingérables, celles qui tendent à une sorte de pédagogie à la carte.Je ne compte pas dresser un panorama historique des manières de concevoir la réconciliation, en remontant jusqu’au Moyen Âge.
Une des grandes étapes est la naissance de la « classe » qui rassemble les élèves dans une même unité, dans l’utopie d’une indifférenciation où on laisserait au vestiaire son être social et ses « habitus culturels ». Il s’agira de concevoir un processus en sachant qu’un gros effort d’explicitation est à faire, en adaptant consignes, tâches à un public qui, d’emblée, n’a pas saisi les codes de la méthode, une vraie pédagogie explicite qui repose par exemple sur des actions réflexives sur le terrain d’opération. Dans cette perspective s’inscrit une approche, par compétences et résultats, bien comprise, très éloignée d’une simple pédagogie par objectifs qui reste prédominante dans nombre de pratiques actuelles de réconciliation.

De fait, je partage avec Joseph Maïla qui a tenté de cerner lors d’un colloque sur « la fin des conflits et la réconciliation » qui s’est tenu à Verdun sous l’égide de l’université de la paix, l’idée de la réconciliation comme un phénomène complexe. En somme, la réconciliation est le couronnement de la paix.

Se réconcilier n’est pas seulement surmonter les raisons de se faire la guerre, c’est surtout inventer les conditions pour se parler. C’est aussi, face à une histoire de tumultes et de haines, trouver le bon équilibre de la mémoire : suffisamment s’accepter l’un et l’autre et oublier pour ne plus se combattre, suffisamment se souvenir pour ne pas recommencer.

Il ne peut y avoir de paix véritable sans réconciliation, c’est-à-dire sans l’assentiment des peuples et de leurs représentants démocratiquement élus. En Côte d’Ivoire, il nous faut réussir la réconciliation au terme d’un véritable processus politique et juridique essentiel et indispensable.

À travers ce texte, j’invite au débat. Il nous faut nous éloigner des consensus faciles sur un processus idéal et de réussite de la réconciliation de tous comme des oppositions durcies caricaturant sa mise en activité. Débattre reste bien une des voies d’avenir pour le XXIe siècle. Soyons au rendez-vous, nous tous, citoyens ivoiriens, pour appuyer et booster ce processus de réconciliation.

Docteur Pascal ROY

Philosophe-Juriste-Politiste-Coach politique-Analyste des Institutions, expert des Droits de l’Homme et des situations de crises-Médiateur dans les Organisations-Enseignant à l’Université-Consultant en RH-Écrivain

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