« La vie à “Charlie” n’a jamais été un fleuve tranquille »
« Il faut faire ensemble un bon journal chaque semaine. Le reste, c’est de l’intendance… » Cette devise caricature à peine l’état d’esprit de Riss. Entré au journal en 1992, l’ancien numéro deux de Charlie Hebdo en est devenu le directeur après l’attentat du 7 janvier 2015 qui a décimé l’équipe. Encore occupé à rééduquer son épaule touchée par balle, escorté de plusieurs policiers, le dessinateur fait face à une contestation de salariés du journal, qui réclament un fonctionnement plus collectif. Réputé pour la rigidité de son caractère, plus intéressé par le contenu que par les débats juridiques ou économiques, Riss se dit ouvert au dialogue. Mais assume aussi ses choix raconte HuffingtonPost.
Le symbole le plus récent de la crise à Charlie Hebdo est la lettre de convocation à un entretien préalable de licenciement envoyée à la journaliste Zineb El Rhazoui. « Elle n’assure pas les obligations de son contrat de travail de façon satisfaisante. Cela pose des problèmes concrets au fonctionnement de la rédaction, justifie Riss. Des remarques lui ont été faites. J’en ai eu marre. J’ai demandé à notre avocat quoi faire. J’espère que le courrier envoyé remettra les choses sur les rails. »
Après la parution d’un article du Monde.fr le 14 mai, la direction de Charlie Hebdo a toutefois annulé la convocation et adressé à la journaliste franco-marocaine un « courrier de rappel de ses obligations ». Il s’agit notamment de « sa présence aux conférences de rédaction ou des délais de rendu de ses articles », décrit Riss.
La direction ne s’est-elle pas montrée trop dure face à une journaliste menacée de mort en février par des islamistes ? « Avant le 7 janvier, c’était pareil : elle écoutait peu les remarques, répond Riss. C’est vrai que la solennité du courrier confère une gravité. Mais on n’a pas envie de virer des gens. Si on en arrive à ce genre de procédure, à Charlie – journal peu répressif –, c’est qu’il y a quelque chose. » C’est le paradoxe qu’a aussi souligné Zineb El Rhazoui, tout en reconnaissant être « une grande gueule ».
« Ce qui est agaçant, c’est que, par ailleurs, au journal, toute l’équipe est sur le pont, même si la rédaction est hantée par le 7 janvier et que tout le monde est suivi par un psy », poursuit le directeur de la publication. « C’est un problème de méthode de travail. J’ai embauché Zineb avec Charb (en 2011), je n’ai rien contre elle, elle fait de bons articles », assure Riss, qui ironise en rappelant avoir, lui aussi, fait à Charlie Hebdo l’objet d’une rare « mise à pied », pour « des conneries » ; il s’était « bousculé avec quelqu’un ».
« Citadelle excédée »
Il n’empêche, le cas de Zineb El Rhazoui a été présenté comme emblématique de la tension qui oppose depuis plusieurs mois la direction à une partie des salariés, réunis dans une association, qui demandent davantage de transparence sur l’argent du journal. Mais Riss n’estime pas que la direction se comporte en citadelle assiégée, au mieux en « citadelle excédée ».
Le directeur évoque une piste de réponse aux revendications de l’équipe : la direction « étudie » le statut de « société solidaire de presse », né d’une loi d’avril 2015. Ainsi, Charlie Hebdo s’engagerait à réinvestir chaque année au minimum 70 % de son résultat, qui ne pourrait être distribué aux actionnaires. Le taux serait même de 100 % en 2015, année hors norme qui a vu les ventes en kiosques grimper jusqu’à 8 millions d’exemplaires, avant de retomber à 170 000 exemplaires.
Avec 270 000 abonnements et un objectif à terme de 100 000 exemplaires vendus, Charlie prévoit de finir l’année avec 10 à 15 millions d’euros d’excédent sur lesquels s’appliquerait un impôt sur les sociétés d’un tiers. « Cet argent, c’est une sécurité », estime Riss, qui souhaite faire vivre le journal de ses ressources. En outre, les 4,3 à 4,5 millions d’euros de dons reçus doivent aller aux victimes de tous les attentats de janvier et à leurs familles, le ministère de l’économie ayant « donné son accord ». L’argent sera réparti par un comité de personnalités indépendantes, juristes ou fonctionnaires, décrit le directeur.
Autre sujet sensible, les salariés du collectif revendiquent l’ouverture du capital, voire l’adoption d’une forme coopérative. Riss se dit ouvert à une discussion, mais « en septembre, après la nouvelle formule du journal ». « Aujourd’hui, j’aurais peur que nous prenions des décisions sous le coup de l’émotion », déclare celui qui détient 40 % du capital, le directeur financier, Eric Portheault, possédant 20 % – les derniers 40 % revenant à la famille de Charb. « On ne pourra pas rester à seulement deux actionnaires. Il y aura une ouverture du capital », assure Riss, tout en reconnaissant s’être déclaré « pas trop favorable » à ce que « tout le monde » détienne des parts de façon directe. Les pistes seraient l’ouverture du capital à certains membres de l’équipe ou à une société qui représenterait les salariés.
Défiance
Le projet de fondation pour le dessin de presse a, lui, été « mis en suspens » car « la priorité, c’est le journal », explique Riss. L’avocat Richard Malka, qui s’y était impliqué, a désormais décidé de s’en tenir à un rôle de défense du titre dans les affaires de droit de la presse.
Alors que Zineb El Rhazoui n’hésite pas à qualifier la direction d’« oligarchie » qui exercerait un pouvoir autiste, Riss relativise : « Je ne vois pas ce que la direction a fait de grave ou d’important depuis le 7 janvier sans l’avis des salariés. Ce sont des discours un peu théoriques. » La défiance qui s’est installée n’empêche-t-elle pas la suite de Charlie ? « Il y a plus de confiance qu’on veut le dire, croit Riss. Il n’y a pas de divergence éditoriale. Nous avons fait une réunion il y a quinze jours sur l’avenir du journal. On voulait tous faire la même chose. » Un nouveau site Web est en préparation.
Riss aimerait un Charlie qui ait plus souvent « une longueur d’avance sur les sujets et l’actualité ». Il a pu envier des sujets parus ailleurs. Sur « l’insécurité culturelle », de Laurent Bouvet, par exemple. Certains n’ont-ils pas vu dans ce concept une tentative d’importer à gauche des idées liées au Front national ? « Cela est un sujet en soi, répond Riss. Comment parler de thèmes viciés par l’extrême droite ? C’est comme la laïcité. Il faut aborder des thèmes inconfortables. »
Une autre urgence reste de trouver une « nouvelle génération » de dessinateurs, « comme Cabu quand nous sommes entrés au journal, Charb, Luz et moi, en 1992 ». Et de garder le « ton Charlie », « joyeux ». « Il faut faire chaque numéro comme si c’était le numéro un », insiste Riss, pour qui « la vie à Charlie Hebdo n’a jamais été un long fleuve tranquille ».
Le désormais seul directeur du journal n’est-il pas trop autoritaire et exigeant pour la période que traverse le journal ? « C’est un cap. Il ne faut pas louvoyer. C’est vrai que je peux être intransigeant, reconnaît Riss. Mais il ne faut pas perdre l’exigence. Mais quand je parle avec Luz ou Gérard [Biard], ou d’autres, on se comprend. » Il a cette phrase, dont il goûte ensuite la petite part d’ironie : « Ce sont les choses difficiles qui sont excitantes. Plus c’est difficile, plus c’est excitant. »