Interview/Professeur Didi-Kouko Coulibaly (Cancérologue au CHU de Treichville) : ‘’le don des médicaments contre le cancer à la population ivoirienne est un énorme soutien de l’Etat’’
Le cancer du sein reste le premier cancer de la femme
CIV-lepointsur.com (Abidjan, le 30-10-2017) Lors du lancement de la campagne dite ‘’octobre rose’’, le 09 octobre 2017, le Vice-président de la République a annoncé que l’Etat ivoirien va désormais assurer la gratuité totale pour les traitements par Herceptin, Avastin et Mabthera utilisés dans les cancers les plus fréquents en Côte d’Ivoire. Pour mieux comprendre cette démarche, nous avons rencontré le professeur Judith Didi-Kouko Coulibaly, Cancérologue au CHU de Treichville.
Est-ce qu’il existe des chiffres officiels de personnes atteintes du cancer en Côte d’Ivoire ?
En Côte d’Ivoire, on dénombre environ 12.000 nouveaux cas de cancer de tous les types par an. Le cancer du sein reste le premier cancer de la femme, suivi du cancer du col de l’utérus. Le cancer du sein reste la première cause de mortalité féminine. Pendant longtemps, le cancer du col de l’utérus était le premier cancer de la femme. La diffusion des centres de dépistage du cancer du col de l’utérus sur le territoire ivoirien par le Programme National de Lutte contre le Cancer (PNLCa), a fait reculer la maladie. Aujourd’hui, le cancer du col de l’utérus occupe la deuxième place derrière le cancer du sein. Concernant le cancer du sein, le dépistage permet la guérison dans 9 cas sur 10 et la conservation du sein touché. Un centre de sénologie existe depuis 2015 au CHU de Treichville, où la mammographie et l’échographie (ensemble) coûtent 5.000 F. Un autre centre de dépistage du cancer du sein et du cancer du col de l’utérus va bientôt ouvrir ses portes à l’INSP d’Adjamé.
Quatre médicaments dont trois pour le traitement du cancer font l’objet de gratuité, désormais, en Côte d’Ivoire. Comment vous, en tant que cancérologue, appréhendez ce geste de l’Etat ?
Je voudrais commencer par dire que Herceptin, Avastin et Mabthera sont des produits qui, aujourd’hui, ont une place plus qu’importante, sur le plan scientifique, dans le traitement d’un cancer et dans l’évolution positive de la maladie chez un patient. Ces médicaments ont également un poids extrêmement important sur le plan financier. Par conséquent, le don de ces médicaments à la population ivoirienne est un énorme soutien que l’Etat de Côte d’Ivoire apporte. Nous en tant que cancérologue, nous voyons ce geste comme un privilège parce que nous connaissons l’impact de ces médicaments. Ça peut paraitre paradoxal de parler de privilège face à la maladie mais notre message est qu’avec l’accessibilité gratuite à ces médicaments anticancéreux, la possibilité est donnée à la population touchée par le type de cancers concernés, dans des situations bien précises, d’avoir un meilleur pronostic.
Professeur, comment traite-t-on les cancers?
Vous avez très souvent entendu dire que le cancer se guérit de plus en plus. Et qu’il existe des situations dans le monde entier où on ne peut toujours pas guérir du cancer à l’heure actuelle. Cependant là où avant, ne pas guérir du cancer voulait dire mourir, aujourd’hui, ne pas guérir du cancer veut dire qu’on peut transformer le cancer en une maladie chronique. Cela veut dire, une maladie avec laquelle on vit comme l’hypertension artérielle, le diabète, la drépanocytose…C’est vrai que le cancer reste une maladie grave, et que ce n’est pas le même niveau de gravité que les maladies que je viens de citer mais ce qui est important, c’est le principe de la maladie chronique qui reste le même et qui est important à retenir. Aujourd’hui, ce qu’on recherche lorsque quelqu’un à un cancer, c’est de le guérir. Lorsque la médecine ne peut pas le guérir, l’objectif est de transformer la maladie en une maladie chronique. Lorsqu’on annonce un cancer, l’on est bouleversé. Qu’est-ce qui fait peur dans le cancer ? C’est son évolution. Les choses commencent petit quelque part et lorsque rien n’est fait, la maladie évolue et elle envahit la partie du corps (l’organe) où elle est née. Et si rien n’est fait, les cellules vont dans le sang et ailleurs. Elles occupent le foie, le poumon, les os…dès lors, on dit que le cancer s’est généralisé. Et comme ces cellules se reproduisent beaucoup plus vite que les cellules normales, très rapidement, elles étouffent l’organisme qui ne peut plus fonctionner. Voilà ce qui entraine la mort. Ainsi, les scientifiques se sont posés la question de savoir ce qu’il convenait de faire. Ils ont mis en place une stratégie qui est identique au SPORT et à l’ARMEE. Dans le football, par exemple, vous voyez que, avec les mêmes joueurs, les mêmes individualités et en fonction de l’adversaire, la stratégie change. Idem dans l’armée. Avec les mêmes armes, les mêmes individualités, la stratégie change en fonction de l’adversaire. C’est exactement comme ça qu’on traite le cancer. Quand on traite un cancer, on parle de stratégie parce que comme vous le savez, le cancer est une tumeur « maligne ». Elle a des façons de faire qui ne sont pas les mêmes d’une personne à une autre. Ce sont des choses qui s’apprennent dans la spécialité de cancérologie. C’est sur cette base que les stratégies de traitement ont été définies. Au tout début, le soin dont on disposait au niveau mondial, c’était la chirurgie qui consistait à enlever la tumeur cancéreuse.
Voulez-vous parler de l’ablation ?
Pas forcément l’ablation de l’organe, mais de la boule. Pour faire une petite parenthèse, la chirurgie d’un cancer, ce n’est pas forcément l’ablation de l’organe. Les gens pensent qu’il faut forcément l’ablation du sein, l’ablation de l’utérus, non. Le cancer, c’est comme un crabe. Sur le plan scientifique, la boule qu’on perçoit ce n’est que le corps du crabe. Il n’y a aucun œil, aucun doigt, aucune radio ne peut voir ni toucher les pattes du crabe. La seule personne qui peut voir les pattes du crabe, c’est le spécialiste qu’on appelle l’anatomo-pathologiste. C’est celui qui regarde au microscope lorsque l’on fini d’opérer. C’est lui seul qui peut dire si la boule et les pattes ont été entièrement enlevées. Comme les médecins le savent, un chirurgien qui opère un cancer, il n’opère jamais en enlevant que la boule. Il opère toujours en enlevant la boule et un espace qui parait normal autour de la boule. Pour la simple raison que lui seul sait que les pattes sont à l’intérieur, même si personne ne les voit. Celui qui analyse lui répond qu’il a enlevé la boule avec le constat qu’il a enlevé toutes les pattes et qu’il n’y a pas de reste. Par conséquent, le praticien a bien opéré. Mais s’il répond qu’on a enlevé la boule mais qu’il reste les pattes, la personne ne sentira plus rien alors que le cancer n’est pas entièrement parti. C’est la raison pour laquelle, lorsque le cancer est découvert tôt, petit, quand on l’enlève avec l’espace autour, l’organe peut être conservé. Malheureusement, c’est parce que certains patients viennent tard que la boule et l’espace autour font partir tout l’organe. Résultat, on voit beaucoup d’ablations. Mais avec toutes les sensibilisations, toutes les informations qui sont données, nous voyons des tumeurs de plus en plus petites en consultation. C’est pour vous dire l’impact de ce que fait le Ministère de la Santé en termes d’information, de sensibilisation, de dédramatisation, au travers du Programme National de Lutte contre le Cancer, associé à la mise à disposition d’un centre de sénologie accessible financièrement, a emmené beaucoup plus de gens à venir à l’hôpital. Quand ils arrivent, c’est accessible. Aujourd’hui, on voit moins des grosses tumeurs. Dans quelques années, on verra l’impact à grande échelle. Mais, à l’échelon individuel de nos consultations, nous le constatons déjà. Aujourd’hui en Côte d’Ivoire, on constate un peu de plus de conservations des seins lors de la chirurgie des cancers.
Vous disiez que ce n’est pas le fait d’enlever la boule qui est forcément la solution au cancer ; y a-t-il d’autres solutions ?
Quand la boule est enlevée le patient se sent bien, mais on s’est rendu compte que quelques temps après, que le cancer revenait soit au même endroit, soit ailleurs. On a alors réalisé qu’en fait, même si la tumeur est enlevée, il y avait encore des cellules qui subsistaient mais qu’on ne voyait pas et on pensait à tort que le malade est guéri. C’est ainsi qu’on est passé à la chimiothérapie qui vise à tuer les cellules cancéreuses présentes dans le sang et enfin la radiothérapie qui vise à tuer les cellules cancéreuses qui sont autour de la tumeur et qu’on ne voyait pas. Il y avait eu de meilleurs résultats. Malgré tout, chez certains patients, la maladie revenait encore. Ce qu’on appelle la récidive dans le jargon médical. Les scientifiques se sont rendus compte que quand on tue directement les cellules cancéreuses, la chimiothérapie n’arrive pas tuer celles qui sont dormantes, c’est-à-dire inactives. Chez certains patients, malgré la chimiothérapie, on pense être venu à bout du cancer, parce qu’ils n’ont plus de tumeur et quelques années après, la maladie ressurgit. Ce sont ces cellules qui dormaient pendant la chimiothérapie, donc qui n’avaient pas été tuées qui se sont réveillées. Les chercheurs ont poussé plus loin la réflexion et ils se sont dit que si l’on n’arrive pas à tuer directement ces cellules dormantes, on peut essayer de les tuer indirectement en les étouffant ou en les empêchant de se réveiller. Ainsi, la personne vit avec ces cellules cancéreuses, mais celles-ci ne sont pas dangereuses, tant qu’elles dorment. En effet, quand elles dorment, elles ne se multiplient pas, donc le cancer n’évolue pas. Il n’y a pas de risque qu’il étouffe l’organisme et qu’il entraîne la mort. C’est l’objectif des nouveaux traitements qu’on appelle les thérapeutiques ciblées ou innovantes. Ces sont justement celles-là qui sont aujourd’hui gratuites en Côte d’Ivoire.
Combien coûtaient les séances ordinaires avant la gratuité ?
Avant la gratuité, L’Herceptin administré dans le traitement de certains cancers du sein coûtait 1 446 480 frs CFA. Il faut une séance tous les vingt-un jours et cela pendant au moins un an quand le cancer n’est pas généralisé (donc 18 séances) et pratiquement à vie quand il est généralisé. Depuis deux ans, le ministère a permis que le patient ne paye que cent vingt mille frs CFA par séance soit moins de 10% du coût du traitement par séance. Depuis le 9 octobre 2017, toutes les séances sont gratuites. Ce médicament a permis de prolonger de plusieurs années la vie des patientes. Tous les cancers du sein ne sont pas éligibles à ce traitement. Il faut les identifier sur la base de certains éléments biologiques qu’on recherche au laboratoire. La Côte d’Ivoire dispose de 2 laboratoires qui ont le plateau technique permettant d’identifier ces types de tumeurs.
Il y a ensuite l’Avastin qui coûtait 1 541 405 frs CFA par séance à raison tous les quatorze jours ou 2 292 425 frs CFA par séance à raison d’une séance tous les vingt-un jours en fonction des situations et cela pendant parfois plus d’un an voire huit ans. Ce médicament est aujourd’hui lui aussi gratuit en Côte d’Ivoire depuis le 9 octobre 2017. Avastin est prescrit dans les cas de cancer du sein qui fait des métastases, dans le traitement du cancer du col de l’utérus qui s’est généralisé , dans le traitement du cancer de l’ovaire, dans certains cancers du poumon, dans les cancers du côlon et du rectum, de la prostate, etc…. Ce médicament est prescrit pour des tumeurs très avancées et il ne se prescrit jamais pour moins d’un an. Depuis le 09 octobre l’Avastin est gratuit.
Après Herceptin et Avastin quel rôle joue la troisième molécule qui est Mabthera ?
La troisième molécule s’appelle le Mabthera qui traite un certain type de cancers des ganglions appelé le Lymphome Malin Non Hodgkinien B. Le lymphome de Burkitt de l’enfant en fait partie. La séance coûte environ un million cinq cent mille francs Cfa, en raison d’une séance tous les vingt-un jours. Depuis qu’il y a eu l’avènement du Mabthera peu avant les années 2000, dans tous les pays développés, on n’envisage aucun traitement de la plupart de ce type de lymphome sans cette molécule. On associe à la chimiothérapie le Mabthera qui a boosté la proportion de guérisons.
Avec cette lueur d’espoir qui vient illuminer le quotidien des personnes atteintes du cancer qu’est-ce que les Ivoiriens doivent retenir ?
Ce qui est important pour nous, c’est que le cancer est un monstre qui faisait peur dans le passé. Pour le détruire, il y a plusieurs éléments qu’on associe qui sont : la chirurgie, la chimiothérapie, la radiothérapie. En ce qui concerne la radiothérapie, on a un centre qui va ouvrir bientôt ses portes en Côte d’Ivoire pour soulager la population. Malgré toutes ces armes, la communauté scientifique internationale s’est rendue compte que le monstre faisait peut-être moins de dégâts, mais il en faisait encore. Aujourd’hui, la révolution de la cancérologie a permis encore d’associer un nouveau groupe de médicaments aux armes qui existaient déjà: les nouvelles thérapies ciblées. Elles aident soit à tuer définitivement le monstre, ou à le faire dormir. De cette façon, il devient moins dangereux. Dans les situations médicales où on en a besoin, la communauté scientifique internationale n’envisage plus la prise en charge d’un cancer sans ces médicaments. L’Etat a estimé que la population ivoirienne ne pouvait pas rester en marge de cette évolution pour combattre ce monstre qui fait des dégâts. Ce sont donc les médicaments qui coûtent le plus cher qui ont été pris en charge.
Est-ce que tout le traitement du cancer ne coûte plus rien aux patients ?
Non. On ne traite pas le cancer seulement avec les thérapeutiques ciblées. La chirurgie a toujours sa place, la radiothérapie, que la Côte d’Ivoire va avoir bientôt, a toujours sa place tout comme la chimiothérapie. Pour une séance de chimiothérapie, les molécules qui sont objet de la gratuité sont mises dans un sérum et il faut un perfuseur, une aiguille pour l’administrer. Il faut également des médicaments contre les nausées et les vomissements qui permettent aux produits d’être mieux supportés. Ces médicaments d’accompagnement et les accessoires sont toujours payés par les patients. C’est la même chose pour les thérapies ciblées dont j’ai parlées. Elles sont gratuites, mais pas les accessoires. Si cette thérapie ciblée est associée à la chimiothérapie classique, le patient supporte le coût de cette dernière. Elle est cependant dans certains cas, moins lourde à supporter que quand on faisait la chimiothérapie seule, sans la thérapie ciblée.
Où les malades peuvent trouver ces médicaments ?
Dans les pharmacies hospitalières. Comme mentionné plus haut, ce sont des médicaments qui sont prescrits dans des situations identifiées par des médecins.
Source : Le Mandat