SUR LE POINT..

[Enquête] Le CHU de Cocody au cœur d’un scandale de plus de 80 millions FCFA


-Le CHU de Cocody, la première patate chaude du ministre de la Santé

-Les résultats des investigations et analyses accablants 

Abidjan, le 24-04-2021 (lepointsur.com) Le rapport de la mission d’inspection conjointe menée par des inspecteurs du ministère de la Santé et ceux du Trésor, menée du 27 juillet au 10 août 2020, révèle des irrégularités dans la gestion financière des recettes des actes de santé au Centre hospitalier universitaire (CHU) de Cocody. Enquête au cœur d’un scandale qui met à nu les graves dysfonctionnements qui gangrènent l’administration ivoirienne.

Que se passe-t-il encore au CHU de Cocody ? Serait-on tenté de demander. En effet, les dernières informations qui proviennent de cet établissement sont loin d’être rassurantes. Elles sont même inquiétantes au point qu’elles appellent à de nombreuses interrogations. Dans le sillage de l’affaire des jumeaux qui ont récemment perdu la vie pour, dit-on, cause de négligence, drame qui a créé émoi, colère et indignation généralisés, une autre affaire non moins nébuleuse et scandaleuse de détournement secoue le CHU de Cocody considéré comme l’un des fleurons des structures sanitaires du pays.

En effet, une grosse affaire de détournement de deniers publics portant sur un montant estimé à 86 millions FCFA secoue cette structure sanitaire. Ce trou béant découvert suite à un contrôle initié par l’ordonnateur du CHU de Cocody, Dr Djoussoufou Meïté, par ailleurs, directeur général (DG) de cet établissement sanitaire en janvier 2020, est à la base de cette scabreuse affaire. Les faits incriminés remontent à la période du 1er janvier 2019 au 31 juillet 2020 et concernent les recettes issues des actes de santé ainsi que celles liées à la gestion des médicaments.

‘’J’ai donc, saisi le ministère de la Santé et la direction générale du Trésor à l’effet de mener une investigation conjointe et de clarifier les irrégularités dans la gestion financière des recettes des actes de santé dans au CHU de Cocody ’’

Le contrôle effectué a révélé aussi ‘’des distorsions’’ entre les versements effectués par la pharmacie du CHU de Cocody et les montants reversés par l’agence comptable sur le compte de la Nouvelle pharmacie de santé publique de Côte d’Ivoire (Npsp-CI). Il a été,en effet, constaté par le contrôleur que, sur la période de juin à décembre 2019, une ponction quotidienne de 100 mille FCFA  était effectuée sur les recettes de la vente des médicaments par le pharmacien responsable de comptabilisation d’un échantillon de reçus de la caisse du service des urgences.

La note technique...

La note technique…

Face à cette gestion irrégulière et laxiste, le directeur général a, selon ses dires, interpellé celle-ci pour justifier les montants déclarés sur les états des titres de recettes. Mais les réponses fournies par l’agence comptable n’étaient guère satisfaisantes. Sur cette base, Dr Djoussoufou Meité déclare dans le rapport: « J’ai donc saisi le ministère de la Santé et la direction générale du Trésor à l’effet de mener une investigation conjointe et de clarifier les irrégularités dans la gestion financière des recettes des actes de santé.»

Le rapport de la mission conjointe dont nous avons reçu copie relève effectivement des irrégularités dans le recouvrement desdites recettes.

Résultats des investigations accablants au CHU de Cocody 

À l’issue du rapprochement des états des bordereaux de versements mensuels relatifs aux trois unités (hospitalisation, consultation et urgences), la mission a relevé des discordances entre les données du bureau des entrées et celles de l’agence comptable.

Au niveau des recettes d’hospitalisation, l’écart en moins constaté chez l’agent comptable se chiffre à 82 322 467 FCFA  dont dont 79 589 332 FCFA en 2019 et 2 733 135 FCFA en 2020.

‘’Les investigations menées par les inspecteurs au CHU de Cocody ont révélé un écart global de 82 322 467 FCFA, soit 3 677 533 de moins sur les 86 millions FCFA découverts par le contrôleur de la direction du CHU’’

Quant aux recettes de consultation, l’écart en plus de 1 010 175 FCFA chez l’agent comptable, représente un encaissement de décembre 2019 qui a été pris en compte en janvier 2020 par le bureau des entrées.

Enfin, au niveau des recettes des urgences, « Cet écart global constitue des encaissements effectués au bureau des entrées, qui n’ont pas été reversés dans la caisse de l’agence comptable », conclut le rapport d’inspection conjoint.

Les investigations menées par les inspecteurs ont révélé un écart global de 82 322 467 FCFA, soit 3 677 533 de moins sur les 86 millions FCFA découverts par le contrôleur de la direction du CHU.

Foire d’empoigne au CHU de Cocody 

Interrogé par les inspecteurs sur ces écarts de caisse qui constituent un préjudice vis-à-vis de l’État, l’agent comptable évoque la non connexion des différents progiciels de recouvrement des recettes à l’agence comptable et que ses demandes à ce propos n’ont pas eu de suite favorable auprès de la direction du CHU de Cocody.

...par laquelle...

…par laquelle tout est arrivé.

Quant au responsable du bureau des entrées, Soh Djaman Hermann, le facturier (il est sous l’autorité du DG du CHU) lui aussi, est revenu sur ce dysfonctionnement. Il est même allé plus loin en affirmant qu’il a élaboré un manuel de procédure qui, selon lui, n’a été signé par le DG que le jour de l’arrivée des inspecteurs. « Le document de procédure du bureau des entrées datant de 2018, présenté à l’inspecteur pendant le contrôle, en réalité n’a jamais existé dans la mesure où il a été signé le jour de l’inspection », révèle Soh Djaman Hermann.

‘’Le chef du service technique m’a fait savoir le 27 juillet, lors de l’inspection que le DG a choisi cet endroit pour abriter les médicaments Covid-19.’’

Pis, dans un courrier signé le 4 août 2020, celui-ci relève que les copies des reçus et les états de caisse, pièces justificatives des facturations des services des hospitalisations, des urgences et des consultations externes de 2017 et 2018 entreposés au magasin et placés sous la responsabilité du service technique, ont été incinérés sur instruction du DG. « Le chef du service technique m’a fait savoir le 27 juillet, lors de l’inspection, que le DG a choisi cet endroit pour abriter les médicaments Covid-19 », se justifie le chef du bureau d’entrée.

M. Kessié, à l’origine de l’incinération des pièces justificatives des facturations des services des hospitalisations, des urgences et des consultations externes de 2017 et 2018 entreposés au magasin explique avoir reçu des consignes du service technique ‘’de vider le magasin’’ pour abriter les médicaments Covid-19. « Nous avons sauvé tous les documents qui étaient bien rangés dans des cartons, par contre, j’ai fait incendier tout ce qui traînait en vrac par terre après avoir demandé à chaque service de venir sauver ce qu’ils jugeaient d’importants».

Accusé, la part de vérité du DG du CHU de Cocody 

Joint par téléphone, Dr Djoussoufou Meité précise d’entrée qu’« il y avait une procédure qui était bel et bien connue et suivie de tous avec le principe de séparation de l’ordonnateur et du comptable ».

À l’en croire, pour respecter la séparation de fonction entre l’ordonnateur et le comptable, il a demandé et exigé au responsable du bureau des entrées d’actualiser la procédure en séparant la facturation de l’encaissement parce qu’avant sa prise de fonction, ce sont les mêmes qui facturaient, qui encaissaient (le facturier dépend du DG et le caissier de l’agent comptable).  « Avant de déposer l’argent, il faut faire un rapprochement entre ce qui a été facturé par le bureau des entrées, qui dépend du DG et de ce qui a été encaissé par les caissiers qui sont sous l’autorité de l’agent comptable. Pour qu’en cas de gap, cela soit  justifié ou comblé avant d’être reversé», justifie-t-il.

‘’Il fallait faire le sacrifice de l’état de rapprochement entre la facturation et l’encaissement’’

Il reconnaît n’avoir pas répondu positivement au projet d’interconnexion, car il nécessitait un investissement supplémentaire et la direction générale du CHU de Cocody ne disposait pas de fonds y afférent. Il fallait faire le sacrifice de l’état de rapprochement entre la facturation et l’encaissement. À la caisse des urgences, par exemple, il y a le logiciel e-voire et, à la pharmacie, le logiciel Aser 2000, mais vu que le logiciel Aser 2000 ne garantissait pas la sécurité des informations financières et de vente, il a été remplacé par le logiciel e-ivoire. « La vérification de l’équipe de mission a révélé une variabilité des données de vente », justifient les enquêteurs.

Un projet de 257 millions FCFA fait perdre plus de 80 millions FCFA à l’État

La stratégie du DG, selon lui, consistait à faire en sorte qu’avec les recettes des actes, il parvienne à réaliser une connexion généralisée parce que l’interconnexion de tous les cinq grands bâtiments (urgences, consultations, principal, administration et laboratoire) avec la fibre optique s’élève à 257 millions FCFA. Mais, avant tout, il faut refaire les réseaux internes d’un coût de 250 millions FCFA. « L’enjeu, c’est de faire une facturation exhaustive de telle sorte que tous les actes (identification de l’acte et identification du bénéficiaire) qui sont réalisés par les agents puissent être détectés et facturés en amont de la chaine, et qu’au bout, l’agent comptable recouvre à 100% ce qui a été facturé », a-t-il expliqué.

Les interpellations concernant l’interconnexion que le DG n’acceptait pas, cachaient-elles des intentions inavouées d’une connexion interne que les agents mettaient en place? Le DG s’indigne : « Je ne peux pas comprendre qu’on puisse faire des encaissements au niveau de la pharmacie, alors que l’état de vente est tiré des caisses informatisées et qu’on encaisse sans tenir compte de ces états.»

En revanche, les contrôles du DG et ceux de l’agent comptable n’ont pas observé de gap en 2016, 2017 et 2018. « Les chiffres déclarés à cette période étaient en phaseLes irrégularités dans la gestion financière des recettes ont commencé en 2019 », renchérit-il.

‘’Les interpellations concernant l’interconnexion que le DG n’acceptait pas cachaient-elles des intentions inavouées d’une connexion interne que les agents mettaient en place?’’

La mission d’enquête a mis en cause le responsable de la salle de vente des médicaments, Dr Ehilé Ehouan Stéphane, le superviseur du recouvrement des recettes, Kouakou Massatié Kouadio Yves-Eric, les caissiers Tra Bi Tah Gérard, Konan Yao Roland, Kimon Esther Olhise et Abrah Marie-Thérèse. Tous reconnaissent les faits, mais refusent d’assumer.

Les questions, du reste, logiques, qu’inspire cette situation, peuvent être formulées de la manière suivante : où est donc passée cette somme colossale et à qui a-t-elle pu profiter? Autrement dit, qui se cache derrière cet acte délictueux ? Quelles actions entendent prendre les autorités de tutelle pour élucider une affaire sombre qui ne fait que ternir davantage l’image de cet établissement ?

Dans l’attente de réponses précises à ces interrogations, nos sources nous informent que l’affaire a été portée au niveau des autorités compétentes, notamment la police économique.

Sériba Koné

kone.seriba67@gmail.com

Encadré 1

La patate chaude du nouveau ministre de la Santé

Le nouveau ministre de la Santé, on peut le dire, hérite d’une patate bien chaude. À lui et à son cabinet de nous montrer leur capacité à gérer efficacement cette affaire qui vient s’ajouter aux vagues de dénonciations et d’indignations croissantes à l’égard du fonctionnement de nos établissements de santé. Des établissements de plus en plus assimilés à des abattoirs ou mouroirs, bref, un système de santé sous perfusion, littéralement miné par une décennie de laxisme et de scandales de toutes sortes.

‘’Il est donc temps de joindre l’acte à la parole présidentielle, de transformer ce vœu ou cette déclaration d’intention en réalité et expurger définitivement l’administration ivoirienne des brebis galeuses’’

Dans son allocution de prestation de serment du lundi 14 décembre 2020, S.E.M. Alassane Ouattara martelait : « La corruption entraîne une mauvaise utilisation des fonds publics et fausse la concurrence en faisant obstacle au commerce et à l’investissement. C’est pourquoi, la lutte contre la corruption sera renforcée et les cas de corruption sévèrement réprimés aussi bien dans l’administration que dans le secteur privé. »

Il est donc temps de joindre l’acte à la parole présidentielle, de transformer ce vœu ou cette déclaration d’intention en réalité et expurger définitivement l’administration ivoirienne des brebis galeuses. Et les événements récents ou plus ou moins lointains survenus au CHU de Cocody offrent bien une opportunité de mettre en pratique les vœux du chef de l’État.

Sériba K.

Encadré 2

Le pot aux roses

Quand un malade arrive et qu’il paie un acte, il reçoit un reçu à quatre volets. Le malade reçoit deux volets, il garde le volet patient pour lui (parce que l’acte payé est valable jusqu’à 15 jours, s’il s’agit d’une consultation). Il montre le second volet pour justifier ses actes facturés au service qui doit lui délivrer l’acte pour prouver qu’il a payé.  Concernant les deux autres volets, il y en a un pour l’ordonnateur (DG) et l’autre pour l’agent comptable avec l’argent encaissé.

’Ce sont les tickets qu’il a conservés qui ont permis à ses contrôleurs de révéler un gap de 86 millions, et après investigations des inspecteurs le gap de 82 322 467 FCFA’’

Ce sont les tickets des sept mois gardés en toute sécurité par la direction du CHU qui ont permis aux inspecteurs de travailler, les cinq autres mois ont été incinérés par le DG, selon le responsable du bureau des entrées. À qui profite le crime ? Dans la mesure où ce sont les tickets qu’il a conservés qui ont permis à ses contrôleurs de révéler un gap, de 86 millions, et après investigations des inspecteurs le gap de 82 322 467 FCFA. Le rapprochement révèle la vraie intention des mis en cause. « Par exemple, en décembre 2019, la facturation et le comptage des tickets devraient me permettre d’avoir 24 millions FCFA, mais ce n’est que 12 millions FCFA qui ont été déclarés par l’agent comptable », affirme le chef de service contrôle et évaluation.

S. Koné

Encadré 3

Rapport ‘’tendancieux’’ et ‘’partisan’’,  selon le Synaas-ci

Les contrôles du DG et ceux de l’agent comptable n’ont pas observé de gap en 2016, 2017 et 2018, ‘’les chiffres déclarés à cette période étaient en phase’’, mais la mission recommande au DG ‘’de confier la gestion de stocks des carnets de scanner à l’agent comptable qui en réglementera la charge’’. Autant affirmer que la procédure de paiement, de réception et de gestion de stocks des carnets n’est pas respectée concernant la procédure de recouvrement des recettes de scanner. « La mission rappelle qu’en la matière, après la commande des carnets reçus, la réception se fait en présence de l’ordonnateur (DG) et du comptable qui en assure la garde, ce qui n’est pas observé au CHU », mentionnent les inspecteurs.

‘’Ce rapport est jugé partisan, taillé sur mesure dans l’intention de trouver des boucs émissaires et non les vrais responsables, car plusieurs pans importants pouvant situer les vraies responsabilités ne figurent plus dans la conclusion dudit document.’’

« Donner injonction aux mis en cause dans les malversations des recettes des actes de santé et la vente de médicaments de rembourser les sommes détournées dans un délai d’un mois », recommandent les enquêteurs.

De quoi faire rougir le Syndicat des agents administratifs de la santé de Côte d’Ivoire (Synaas-ci) qui qualifie le rapport de ‘’tendancieux’’ et de ‘’partisan’’. « Ce rapport est jugé partisan, taillé sur mesure dans l’intention de trouver des boucs émissaires et non les vrais responsables, car plusieurs pans importants pouvant situer les vraies responsabilités ne figurent plus dans la conclusion dudit document. Forte de cela, l’assemblée a pris des dispositions parce que ce rapport tendancieux met en difficulté la vie de nos camarades », réagit le secrétaire général, Narcisse Koffi.

Dans ce capharnaüm où les uns rejettent la faute sur les autres,  créant un climat délétère et de méfiance, peut-être que la réalisation du projet de 257 millions FCFA permettant l’interconnexion des cinq bâtiments viendra-t-elle assurer la fluidité et la transparence dans la gestion financière des recettes des actes de santé au centre hospitalier universitaire (CHU), pour le bien de l’État et surtout des usagers qui ont droit à des soins de qualité mais aussi de savoir que leur argent ne tombe pas dans la bouche de voleurs et d’indélicats agents de l’État.

S.K.

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