[Côte d’Ivoire/Interview] M. Kouassi Yao (Pdt de la Famaci): « Voici ce que nous attendons de l’État »
Abidjan, 25-10-2021 (lepointsur.com) Président de la Fédération des aveugles et Mouvements associés de Côte d’Ivoire et, par ailleurs, vice-président de la Confédération des personnes handicapées depuis 2016, Monsieur Yao Kouassi milite pour l’épanouissement des membres de sa structure. Il est fonctionnaire au ministère du Commerce. Attaché administratif, il travaille à l’Office d’aide à la commercialisation des produits vivriers (OCPV). Rencontré le lundi 18 octobre dernier à PK18, un sous-quartier de la commune d’Abobo, cet homme dont l’intellect n’est plus à prouver s’est exprimé à cœur ouvert dans nos colonnes.
Quelles sont les missions de votre fédération ?
La fédération des aveugles de Côte d’Ivoire regroupe un ensemble d’associations. Elle est l’organe de liaison entre les pouvoirs publics, les organisations nationales et internationales et les aveugles de Côte d’Ivoire. Nous avons un rôle de médiateur. Nous œuvrons pour le mieux-être de la personne aveugle en Côte d’Ivoire. Nos missions : trouver un emploi aux aveugles diplômés, les former, assurer leur éducation, leur intégration notamment ceux qui sont dans les zones rurales et qui n’ont pas pu aller à l’école comme leurs camarades.
Je suis le prototype du non-voyant qui a rencontré beaucoup de difficultés dans son intégration à la Fonction publique.
Combien de personnes et d’associations votre fédération compte-t-elle en son sein ?
La fédération regroupe vingt associations membres réparties dans tout le pays. Notamment dans les villes de Bouaké, Bouaflé, Daloa, Man, Danané, Bondoukou, Abengourou et un grand nombre à Abidjan. Si nous nous référons à nos cartes d’adhésion, nous pouvons dire que la fédération compte plus de mille (1000) membres que nous pouvons identifier et localiser.
Qu’en est-il du nombre des personnes en situation de handicap en Côte d’Ivoire ?
Nous n’avons pas de statistiques fiables, mais nous pouvons dire 400.000 personnes handicapées en Côte d’Ivoire dont 70.000 non-voyants. C’est ce qui est dit, mais nous pensons que ce chiffre est moins élevé que la réalité.
Cette année, la Banque mondiale a initié un projet de recensement devant prendre en compte toutes les personnes handicapées. Nous y avons travaillé ensemble. Si ce recensement s’étend dans tous les hameaux de la Côte d’Ivoire, nous pensons que nous aurons, au moins, un chiffre raisonnable, près de la réalité.
Avez-vous le sentiment de réussir les missions qui vous ont motivé à mettre en place la fédération des aveugles de Côte d’Ivoire ?
Ce n’est pas facile. Mais nous faisons ce que nous pouvons pour alléger, un tant soit peu, les difficultés des personnes en situation de handicap sensoriel.
Nous demanderons à l’État de Côte d’Ivoire d’avoir un regard bienveillant sur les personnes handicapées en ratifiant le protocole facultatif de la Convention et en mettant en œuvre la Convention.
Parlez-nous de vos difficultés.
Beaucoup de non-voyants sont dans les zones rurales. Ils vivent dans des conditions précaires, sans moyens. Notre objectif : les aider à monter des projets. Nous avons cinq (5) ou six (6) projets montés sous la main. Depuis quatre ans, nous sommes à la recherche des financements. Les ressources que nous recevons nous servent à alléger quelque peu leur souffrance. Pendant la période de Covid-19, nous avons pu aider nos camarades dans les zones impactées par cette crise sanitaire en kits alimentaires.
‘’La majorité des non-voyants de la localité de Bouaflé sont des femmes dont les gens abusent, les rendent enceintent et les abandonnent avec leurs enfants. Cette zone est un casse-tête chinois pour nous’’, selon Yao Kouassi.
Nous les avons également aidés à monter le grand projet d’élevage de volailles d’un coût de dix-huit millions FCFA (18) et de la culture de manioc à Bouaflé. Nous vous rappelons que cette ville compte le plus grand nombre de non-voyants sur le territoire ivoirien. La majorité des non-voyants de ladite localité sont des femmes dont les gens abusent, les rendent enceintent et les abandonnent avec leurs enfants. Cette zone est un casse-tête chinois pour nous. C’est un non-voyant pasteur qui a en charge tous ces non-voyants.
Vous parlez de recherche de financement de projets. Pourquoi n’avez-vous pas recours à l’Agefop ou d’autres structures et organisations?
Nous avons participé, il y a de cela quelques années, à une formation avec l’Agence nationale de la formation professionnelle (Agefop) à l’attention des non-voyants standardistes. Au terme de la formation, sur seize (16) apprenants formés, dix (10) ont pu être intégrés dont quatre (4) au privé notamment au Bureau national d’études techniques et de développement (Bnetd), à Ecobank…
Nous ne possédons pas de documents en braille en Côte d’Ivoire. Pas de bibliothèques en braille non plus. Nous éprouvons d’énormes difficultés pour nous documenter.
Pour le projet d’élevage, l’Agefop a demandé si nous avons un espace, de sorte qu’elle nous vienne en aide. Nous leur a avons proposé le projet d’élevage de Bouaflé depuis deux ans et, depuis lors, nous attendons.
Quels sont, selon vous, les problèmes auxquels sont confrontées les personnes handicapées, en général, et les non-voyants, en particulier ?
Nous sommes confrontés à d’énormes difficultés. Pour venir à bout, il faut sur le plan institutionnel, le recrutement dérogatoire. Les personnes handicapées ont droit à un quota. Le recrutement dérogatoire se fait au gré du président de la République de Côte d’Ivoire, Alassane Ouattara. Il n’y a pas de loi qui l’oblige.
Cela est-il respecté ?
Le protocole n’est pas ratifié ; l’État ne fait rien. Nous attendons l’application de la Convention des Nations-Unies relative aux droits des personnes handicapées ratifiée par la Côte d’Ivoire. Nous attendons que notre pays ratifie le protocole facultatif qui obligera l’Etat de Côte d’Ivoire à mettre en application cette Convention. Si elle est mise en place, la grande partie des problèmes des personnes handicapées en Côte d’Ivoire sera résolue. La Convention règle le problème de l’emploi. On nous dit qu’il y a un quota pour les personnes handicapées chaque fois qu’un concours est organisé. Malheureusement, le protocole n’est pas respecté. La loi qui octroie un quota aux personnes handicapées au concours a été votée depuis 1998. Nous sommes en 2021.C’est maintenant que deux (02) degrés de cette loi sont sortis pour régler le problème de l’emploi. Si c’est mis en pratique, c’est bien. C’est une commission qui régularisera tout ça. Nous attendons de voir.
Les personnes handicapées n’aiment pas prendre part aux concours, dit-on…
Ce n’est pas vrai quand on dit que les personnes handicapées n’aiment présenter de concours. Nous passions le concours au même titre que tout le monde à l’époque. Seulement, nous n’avons pas la documentation. Nous y allons donc défavorisés. À preuve, c’est à travers un concours professionnel que je suis aujourd’hui attaché administratif. J’ai présenté six (06) fois le concours avant de l’obtenir. Nous ne possédons pas de documents en braille en Côte d’Ivoire. Pas de bibliothèques en braille non plus. Nous éprouvons d’énormes difficultés pour nous documenter. Toutefois, si le concours se déroule entre nous personnes handicapées, il n’y a pas de problème. C’est quand c’est avec tout le monde que cela ne nous arrange pas.
Quel regard le monde porte-t-il sur vous en général ? Etes-vous rejetés ? Stigmatisés ou bien accueillis dans la société ?
Certaines personnes handicapées sont bien accueillies, d’autres non. Je suis le prototype du non-voyant qui a rencontré beaucoup de difficultés dans son intégration à la Fonction publique. J’ai été affecté au ministère du Commerce en 2021. Mes supérieurs disaient toujours: ’’venez prendre votre type-là. On ne sait pas ce qu’on va faire de lui.’’
Je suis resté à la maison durant six (06) ans. Je leur ai dit que je n’aimais pas la complaisance et que cela pouvait fermer la porte aux autres. J’ai donc demandé à être affecté à l’OCPV dans la commune d’Abobo, non loin de mon lieu d’habitation. J’y travaille depuis 2008 en tant qu’attaché administratif.
Parlez-nous de vos rapports avec vos collègues…
Ça va. Nous avons de bons rapports, ça va. Mais il y a des gens qui nous regardent avec dédain ou nous infantilisent. Nous n’aimons pas qu’on nous prenne en pitié. Mais qu’on nous permette de faire ce que nous pouvons faire dans des bureaux.
Vous vous sentez donc rejetés ?
Certains, en tout cas. D’autres, par contre, sont bien intégrés et participent au service. Le drame qu’on constate aujourd’hui, ce sont les nouveaux affectés qui sont refusés par des directeurs des ressources humaines. Nous avons un cas de non-voyant qui a été affecté depuis 2018, mais c’est seulement cette année (Ndlr/2021) qu’il a été accepté aux Affaires sociales où il a pu prendre fonction.
Vous avez certainement été victime de la crise postélectorale de 2010 ?
Des fonctionnaires enseignants qui ont perdu la vue pendant la crise postélectorale ont failli être licenciés n’eût été notre intervention. Nous les avons aidés à intégrer l’Institut national ivoirien pour les aveugles (INIPA).
Quels sont vos rapports avec les autorités ivoiriennes ?
Nous entretenons de bons rapports avec nos autorités. Mais nous ne sommes pas très écoutés ; nos préoccupations ne sont pas totalement prises en compte. Nos deux types de handicap sont des difficultés énormes en matière d’éducation.
À l’époque, nous étions en institution, mais l’État a trouvé que c’était lourd. L’école des aveugles a été construite par la Caritas suisse qui l’a cédée par la suite, à l’État de Côte d’Ivoire. Quant à l’école des sourds, elle a été construite par un pasteur américain avant d’être également cédée à l’État de Côte d’Ivoire. Les autres centres sont des initiatives privées. Nous avons un centre des aveugles à Toumodi, ville du centre de la Côte d’Ivoire, proche de Yamoussoukro, la capitale politique du pays, dans la région du Bélier, qui est l’œuvre d’une des associations membres de la fédération et un autre à Anyama, à 10 km au nord d’Abidjan en Côte d’Ivoire, qui est celui de l’Église catholique ; d’autres existent à Issia, ville située au centre-ouest du pays, dans la région du Haut-Sassandra, à Bouaké, ville du centre de la Côte d’Ivoire, à 350 km environ d’Abidjan, et à Man, la plus grande ville de l’ouest de la Côte d’Ivoire.
L’école n’est pas réellement pour tous en Côte d’Ivoire puisque les personnes en situation de handicap ne sont pas intégrées. C’est une Ong dénommée ‘’Société sans barrière’’ qui a piloté un projet avec le ministère de l’Éducation nationale, qui forme les élèves non-voyants et les malentendants en les initiant à l’écriture braille et au langage gestuel, tout en les insérant dans des écoles ordinaires. Les textes et sujets sont saisis en braille par le centre. Toutefois, les autorités nous aident grâce à des enseignants qu’ils envoient dans nos centres de Toumodi et d’Anyama. Il faut le reconnaître, le centre de Toumodi perçoit une subvention de l’État. Nous espérons que l’État fera autant pour les autres.
Pensez-vous sincèrement qu’il existe une politique de promotion des personnes en situation de handicap en Côte d’Ivoire ou avez-vous le sentiment d’être des laissés pour compte?
L’intention existe mais ce n’est réellement pas le cas. Il y a une seule école des non-voyants en Côte d’Ivoire. Les pensionnaires sortent tous les weekends. Ce qui veut dire que si tu n’as pas un tuteur à Abidjan, c’est difficile pour toi.
Des élèves ont dû abandonner leurs études parce qu’ils étaient dans une telle situation. La solution de toutes ces difficultés, c’est la ratification et la mise en œuvre de la Convention. L’État a octroyé une subvention de 150 millions FCFA pour aider les associations, mais c’est seulement 50 millions FCFA qui nous sont distribués depuis 2015. Nous sommes des laissés pour compte. Nous sommes dans l’informel. Avec le président Alassane Ouattara, chaque année, un recrutement est effectué. Ce, de façon successive en 2015, 2018, 2019 et 2020. La Commission siégera bientôt pour recruter encore 200 personnes handicapées.
La réconciliation en Côte d’Ivoire : mythe ou réalité, selon vous ?
Personnellement, je pense que c’est la pure comédie. Ce n’est pas une affaire de mettre les vieux à la retraite. Même si on le fait et que les mécanismes des élections restent tels, les palabres demeureront. S’il y a la transparence, je pense que la réconciliation viendra d’elle-même. Cependant, quand il y a des suspicions, c’est clair qu’il y aura des palabres.
Si l’occasion vous est donnée de vous adresser aux autorités de votre pays, quel serait le contenu de votre message ?
Nous leur demanderons de se pencher sur les personnes handicapées. Nous demanderons à l’Etat de Côte d’Ivoire d’avoir un regard bienveillant sur les personnes handicapées en ratifiant le protocole facultatif de la Convention et en mettant en œuvre la Convention.
L’école n’est pas réellement pour tous en Côte d’Ivoire puisque les personnes en situation de handicap ne sont pas intégrées.
Qu’en est-il à l’endroit des membres de votre fédération ?
Nous leur demandons de prendre leur mal en patience, d’être courageux, de se battre. Que ceux qui sont recrutés se battent là où on les a mis de sorte à servir d’exemple et à aider ceux qui viendront. Quant à ceux qui n’ont ni emploi, ni diplôme qu’ils ne désespèrent pas. Qu’ils comptent sur nous.
Expliquez-nous les circonstances dans lesquelles vous avez contracté votre mal…
J’étais en classe de CM1 quand j’ai commencé à avoir des problèmes de vue. Je portais des lunettes pharmaceutiques dès la classe de CM1. Mais c’est lors des épreuves écrites du Cepe que j’ai perdu totalement la vue. À Abidjan où mon père m’a envoyé pour des consultations, le Pr Sangaré a informé mon père que mon glaucome allait baisser jusqu’à s’arrêter totalement, et ce fut le cas alors que j’étais en plein concours.
Je m’accrochais à certains de mes camarades de classe qui m’ont beaucoup aidé
Je n’ai donc pas pu terminer l’école et je suis rentré à l’Institut en 1980-81. J’ai poursuivi mes études jusqu’à l’université Félix Houphouët-Boigny d’Abidjan-Cocody où j’ai obtenu la licence en droits avant d’être admis dans une grande école de la place avec à la clé un diplôme d’ingénieur. Durant mes études scolaires et estudiantines je n’avais aucun document. Je m’accrochais à certains de mes camarades de classe qui m’ont beaucoup aidé. Je vis en concubinage et suis père de deux grands garçons.
Nous sommes au terme de notre interview. Avez-vous d’autres informations à ajouter?
Au nom de la fédération, je vous dis grand merci. Nous prions pour que le protocole facultatif de la Convention puisse être ratifié et que l’État ait un regard sur les personnes handicapées en mettant en œuvre cette Convention qui résoudra un grand nombre des problèmes des personnes handicapées.
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